Le Collatéral (Louis-Benoît PICARD)

Sous-titre : la diligence à Joigny

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Feydeau, le 6 novembre 1799.

 

Personnages

 

MONTRICHARD, médecin

CONSTANCE, sa nièce

DERVILLE, officier

PAVARET, avocat

LASAUSSAYE, marchand de bois

SAINT-HILAIRE, comédien

MADAME SAINT-HILAIRE, comédienne

ROUGEAU, conducteur de la diligence

ANDRÉ, valet de Montrichard

MAGDELON, servante d’auberge

 

La scène est à Joigny.

 

 

PRÉFACE

 

Je fus bien content et bien étonné du succès de cette comédie. Je ne croyais pas avoir si bien fait. Ce n’était d’abord qu’un petit opéra-comique en un acte. Il fut présenté et refusé avec justice aux deux théâtres d’Opéra-comique qui existaient alors. Pressé par le besoin de soutenir un théâtre, je crus que de ce mauvais opéra-comique je pourrais faire une comédie en trois actes assez agréable. Je l’avais déjà terminée, je l’avais lue à mes amis, qui la regardaient comme un joli pendant au Voyage interrompu, lorsqu’un comédien, homme d’esprit, me dit assez naïvement que, pour sauver notre théâtre, menacé de mort presque à sa naissance (tant il avait une faible constitution !), il fallait offrir au public une grande pièce en cinq actes, et non une bagatelle en trois actes. Je sentis toute la force de son raisonnement, et je mis mon Collatéral en cinq actes. La pièce réussit complètement. Son succès se soutient encore. C’est peut-être même celle de mes comédies qui amuse le plus à la représentation.

C’est encore un proverbe de Carmontelle qui me donna l’idée de cette comédie. Mais ici l’imitation est bien moins sensible que dans les Voisins, et, si je ne prenais le soin d’en prévenir mes lecteurs dans cette préface, ils pourraient lire le Sot Héritier de Carmontelle et mon Collatéral sans se douter que le proverbe est la source de la comédie. C’est encore l’intrigue de Pourceaugnac ; les personnages de Derville et de Pavaret rappellent encore les Étourdis, et le travestissement de madame Saint-Hilaire rappelle un peu le dénouement du Faux Savant, jolie comédie de Duvaure. Mais les moyens de l’intrigue me paraissent assez neufs. Si mon petit avocat se trouve auprès de son ami dans la même situation que Folleville des Étourdis auprès de son ami Daiglemont, il a une physionomie tout-à-fait différente, et ma comédienne qui se travestit en riche héritière me paraît plus originale que la soubrette du Faux Savant, qui se fait passer pour une femme de qualité.

Je n’avais d’autre intention que celle de faire rire. Ainsi ne cherchez dans cette pièce ni but moral, ni peinture de mœurs. À défaut des mœurs du temps, je pris pour base de l’intrigue une loi du temps en faveur des enfants naturels. Cette loi a été abrogée. Je prie le lecteur de se prêter à la circonstance, et de s’imaginer que la loi existe encore.

Le personnage de Lasaussaye est celui dont je suis le moins content. Il dit, et on dit de lui qu’il n’est pas un sot, et il croit bien facilement à tout ce qu’on veut lui faire croire. C’est cependant ce personnage qui a le plus de succès à la représentation. Cela doit être. Les personnages dupés sont bien plus comiques que ceux qui les dupent. Dans la tragédie, la victime nous fait pleurer : elle nous fait rire dans la comédie.

On m’a reproché d’avoir pris pour intrigant un avocat. Je conviens que Pavaret offre plutôt l’espièglerie d’un clerc de procureur que la gravité d’un jurisconsulte ; mais, pour la pièce, il fallait un avocat. Il est en voyage, il se regarde comme en vacances ; il s’amuse, et il amuse les autres aux dépens d’un sot. Ceux qui ont fréquenté le palais avoueront qu’il existe encore plus d’un avocat comme mon Pavaret, jovial, railleur, spirituel et grand amateur de comédie. Ceux qui fréquentent les coulisses pourront se rappeler quelques ménages semblables à celui de monsieur et madame Saint-Hilaire. Les gens de province reconnaîtront peut-être le médecin de leur ville dans monsieur Montrichard. Et les personnes qui ont voyagé en voiture publique reconnaîtront, je crois, quelque vérité dans le ton, l’impatience, la rondeur et l’appétit du conducteur de ma diligence.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une rue ; d’un côté, une auberge ; de l’autre, la maison de Montrichard, avançant sur le théâtre : une sonnette à la porte, et deux fenêtres au-dessus de la porte. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

ROUGEAU, seul, entrant sur la scène en parlant

 

On entend le fouet d’un postillon.

Holà ! postillon, arrête ! Est-ce que tu ne sais pas que les rues de Joigny sont étroites ? que la diligence ne peut pas passer par cette rue ? Il y aurait du danger à vouloir arriver jusqu’à la porte de l’auberge.

Ici on entend tous les voyageurs parlant ensemble dans la diligence.

PAVARET.

Allons, allons, réveillez-vous, jeune homme intéressant, nous sommes à Joigny.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Du danger ! Arrêtez, je vous en prie ; conducteur empêchez donc le postillon d’avancer.

LASAUSSAYE.

Hem ! plaît-il ? quoi ? qu’est-ce que vous dites ? Nous sommes à Joigny ! Ah ! mon Dieu, je ne faisais que de m’endormir.

SAINT-HILAIRE.

Eh ! sans doute, arrête, arrête donc ! nous allons descendre ici.

DERVILLE.

Ah ! il se réveille enfin ; c’est fort heureux. Eh ! non, ne vous gênez pas.

 

 

Scène II

 

ROUGEAU, SAINT-HILAIRE

 

SAINT-HILAIRE, entrant en scène en déclamant.

Ainsi la diligence, après mille hasards, Dans les murs de Joigny, vers dix-heures trois-quarts...

ROUGEAU.

Eh bien ! à qui parlez-vous donc ?

SAINT-HILAIRE.

C’est que, dans notre état de comédien, on est toujours bien aise de se tenir en haleine.

ROUGEAU.

Ah ! oui, cela s’appelle, je crois, déclamer.

SAINT-HILAIRE.

Précisément. Ah ! ne me parlez pas de voyager dans le cabriolet d’une diligence ; comme on est cahoté !

ROUGEAU.

C’est vous qui l’avez voulu ; et vous ne pensiez pas au désagrément de laisser votre femme dans la voiture, auprès d’un petit homme vif et galant, comme notre avocat.

SAINT-HILAIRE.

N’allez-vous pas croire que je suis jaloux du petit avocat ?

ROUGEAU.

Ah ! pas du tout.

Il va sonner à la porte de l’auberge.

Eh bien ! est-ce qu’ils seraient déjà couchés dans l’auberge ? Holà, Magdelon, Louison, Pierre !

SAINT-HILAIRE.

Allez, allez ; quand on estime sa femme, on est bien tranquille.

Allant au-devant de sa femme.

Attends, attends, ma bonne amie ; je vais te donner la main pour descendre. Ne vous donnez donc pas la peine, monsieur l’avocat.

 

 

Scène III

 

ROUGEAU, SAINT-HILAIRE, PAVARET, MADAME SAINT-HILAIRE

 

PAVARET, donnant la main à madame Saint-Hilaire.

Vous vous moquez de moi, nous connaissons le code de la galanterie. Heureux Ménélas, je remets entre vos mains votre Hélène.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Mon ami, remercie donc monsieur l’avocat ; il est impossible d’être plus galant, plus gai, plus complaisant.

SAINT-HILAIRE.

Mais c’est à vous-même à le remercier, madame. En effet, de notre cabriolet, nous vous entendions rire aux éclats.

MADAME SAINT-HILAIRE.

C’est qu’il se moquait si agréablement de cet original qui est monté en voiture à Villeneuve-sur-Yonne, et qui s’est placé près du capitaine.

PAVARET.

Eh bien ! où est-il donc le capitaine ?

 

 

Scène IV

 

ROUGEAU, SAINT-HILAIRE, PAVARET, MADAME SAINT-HILAIRE, DERVILLE

 

DERVILLE.

Me voilà, mon ami, me voilà. Que le diable emporte le marchand de bois de Villeneuve-sur-Yonne.

PAVARET.

Pourquoi donc cela ? c’est charmant : un homme qui en moins d’une demi-heure nous met au fait de sa famille, de ses alliances, de sa fortune et de ses espérances !

DERVILLE.

Et puis il s’endort sur mon épaule, et il n’y a pas moyen de le réveiller.

ROUGEAU.

Savez-vous que cet homme-là vient recueillir ici un fier héritage ?

Il continue à sonner.

PAVARET.

Il nous l’a répété assez souvent, Dieu merci.

ROUGEAU.

Eh bien ! sont-ils sourds, sont-ils morts, dans l’auberge ?

UNE VOIX, dans l’auberge.

Allons donc, Magdelon, voilà la diligence.

 

 

Scène V

 

ROUGEAU, SAINT-HILAIRE, PAVARET, MADAME SAINT-HILAIRE, DERVILLE, MAGDELON

 

MAGDELON, ouvrant l’auberge, un falot à la main, qu’elle pose à la porte.

J’y suis, on y va. Votre très humble servante, messieurs et madame. Vous arrivez bien tard, Rougeau ; je ne vous attendais plus.

ROUGEAU.

C’est que nous avons versé en route, mon enfant.

MAGDELON.

Ah ! mon Dieu ! il ne vous est pas arrivé d’accident ?

ROUGEAU.

Pas le moindre, Dieu merci.

PAVARET.

Oh ! non. Quand on verse dans la boue...

MAGDELON.

Dans l’instant vous allez entrer dans l’auberge ; ne vous impatientez pas. Dame ! C’est que ne comptant plus sur vous, j’avais éteint mon feu.

Elle rentre dans l’auberge ; et, pendant la scène, on la voit aller et venir de la diligence à l’auberge, portant les paquets, les sacs de nuit, les valises.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Eh bien ! où est-il donc notre original ?

LASAUSSAYE, en dehors.

Conducteur, conducteur !

PAVARET.

Tenez, l’entendez-vous qui crie ?

ROUGEAU.

On y va. Quel organe !

SAINT-HILAIRE.

Eh ! que diable fait-il dans la voiture ?

LASAUSSAYE, en dehors.

Conducteur, conducteur !

ROUGEAU.

Un moment donc. Il occuperait à lui seul tout un régiment.

 

 

Scène VI

 

ROUGEAU, SAINT-HILAIRE, PAVARET, MADAME SAINT-HILAIRE, DERVILLE, MAGDELON, LASAUSSAYE

 

LASAUSSAYE, en voyageur, un chapeau par-dessus un bonnet de coton.

Eh ! mais, venez donc quand je vous appelle. Mon sac de nuit, ma valise, mon porte-manteau. Vous savez bien que je reste à Joigny, moi.

ROUGEAU.

Eh bien ! j’y vais, j’y vais ; donnez donc le temps aux gens, au moins.

MADAME SAINT-HILAIRE.

N’oubliez pas mon ridicule, je vous en prie.

PAVARET.

Ni mon sac de procédure.

SAINT-HILAIRE.

Ni mon volume de Voltaire que j’ai laissé dans la voiture ; il faut que je repasse ce soir Lusignan.

Rougeau sort.

PAVARET, à Lasaussaye.

Comment ! vraiment, vous nous quittez ? Nous n’aurons fait que quatre lieues avec vous ! J’espère au moins que nous allons souper ensemble ?

LASAUSSAYE.

Pas possible, en vérité ; on m’attend chez mon oncle. Quand je dis chez mon oncle, c’est-à-dire dans sa maison, car il n’y est plus, le pauvre cher homme.

PAVARET.

Voyez donc comme c’est désagréable : à Villeneuve-sur-Yonne vous montez dans notre voiture, il faisait nuit ; votre conversation nous donne de vous la meilleure idée, et nous n’aurons connu que votre esprit, sans voir votre figure.

LASAUSSAYE.

Trop honnête, en vérité ; mais, comme je vous l’ai dit, je viens à Joigny pour hériter et pour épouser. Hériter de mon oncle, qui a fait fortune dans l’Amérique ; épouser la nièce du médecin Montrichard, qui a assisté mon oncle dans ses derniers moments ; et je ne peux pas tarder, parce que j’ai dans trois jours une coupe de bois dans la forêt d’Orléans. Ainsi je vais trouver la vieille gouvernante de mon oncle, qui a été nommée gardienne, et qui m’a fait dresser un lit. Ainsi je suis bien enchanté d’avoir fait route avec des gens aussi aimables ; et croyez que de mon côté j’aurais bien voulu connaître vos physionomies, surtout celle de madame, qui doit être charmante. Ainsi, quand vous aurez besoin de bois, faites votre provision chez Guillaume de Lasaussaye, propriétaire-marchand de bois à Villeneuve-sur-Yonne. Ainsi je vous souhaite bien le bonsoir. Eh bien ! conducteur, mes effets ?

ROUGEAU, rentrant.

Les voilà, les voilà.

MAGDELON.

N’est-ce pas encore à vous cette redingote ?

ROUGEAU.

Et ce sac de nuit ?

MAGDELON.

Et ce parapluie ?

Ils chargent Lasaussaye de tous ses effets.

LASAUSSAYE.

En vous réitérant, comme je vous disais, et que le ciel vous envoie des héritages de l’Amérique ; car il est bien flatteur d’être ainsi collatéral.

MAGDELON.

Attendez donc que je vous éclaire.

LASAUSSAYE.

Point du tout, point du tout ; je ne vais qu’à deux pas, et je connais la ville.

Il sort. Rougeau entre dans l’auberge.

 

 

Scène VII

 

SAINT-HILAIRE, PAVARET, MADAME SAIN-THILAIRE, DERVILLE, MAGDELON

 

DERVILLE.

Eh bien ! avez-vous jamais vu un bavard de cette force ?

MADAME SAINT-HILAIRE.

Voyez un peu si l’on ne prendrait pas de l’humeur à moins. Une fortune immense à un imbécile comme celui-là !

SAINT-HILAIRE.

Tandis que nous autres gens d’esprit, nous n’avons que des créanciers.

PAVARET.

Eh bien ! moi, je suis fâché qu’il nous quitte. Dans une diligence, il faut un plaisant et un sot moi, je suis le plaisant, et notre voiture était complète. Ma foi, vive une diligence en voyage ! on fait la cour aux dames, on s’amuse aux dépens des sots ; on a peur des voleurs, des ornières ; chacun raconte ses affaires, fait son histoire, chante sa chanson ; on joue à des jeux innocents, on donne des gages, on triche, on embrasse ; on s’était embarqué dans l’impatience d’arriver, on arrive, et l’on est fâché de se séparer.

DERVILLE.

Il a l’air de plaider, l’avocat.

PAVARET.

Par exemple, la nôtre ! En montant en voiture à Paris je reconnais le capitaine Derville, le fils d’un de mes anciens clients, qui profite d’un congé pour aller passer quelque temps à Joigny ; moi, je vais plaider à Briançon sur l’appel d’une cause que j’ai gagnée, et dont la défense, par parenthèse, m’a fait le plus grand honneur c’est charmant. Je fais connaissance avec monsieur et madame de Saint-Hilaire, artistes dramatiques distingués, qui vont jouer la comédie à Genève ; quel plaisir pour moi, qui suis passionné pour la comédie, et qui l’ai jouée avec tant de succès en société ! T’en souviens-tu, capitaine, chez Mareux, rue Saint-Antoine, nº 46[1] ? Tu étais alors au collèges, et moi

j’étais clerc de procureur.

DERVILLE.

Parbleu ! si je m’en souviens ; je jouais Criquet dans la comtesse d’Escarbagnas.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Comment, monsieur l’avocat, vous avez joué la comédie ?

PAVARET.

Les Crispins et les Orestes. Avec le plus grand succès. C’est nécessaire dans notre état pour apprendre à parler en public. Ah ça ! vous allez donc jouer les pères nobles, et madame les soubrettes ?

SAINT-HILAIRE.

Hélas ! oui.

PAVARET.

Mais c’est un fort bel emploi ; vous êtes jeune encore, il est vrai.

SAINT-HILAIRE.

Oui, mais je prends de l’embonpoint.

MADAME SAINT-HILAIRE.

C’est qu’il jouait les amoureux dans la perfection.

PAVARET.

Et madame s’y connaît.

SAINT-HILAIRE.

Je ne m’en cache pas ; c’est un emploi que je regrette ; de beaux rôles, de bons appointements.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Et ses bonnes fortunes, dont il n’ose pas parler devant sa femme.

SAINT-HILAIRE.

Et maintenant nos ingénuités viennent me demander des conseils comme à un père.

PAVARET.

Et c’est son tour d’être jaloux.

SAINT-HILAIRE.

Et si moi, homme raisonnable, je souffre de quitter les amants pour les pères, jugez de ce qu’il doit en coûter à nos dames quand elles sont forcées de prendre les mères nobles et les caractères.

PAVARET.

Ah ! c’est pour en mourir.

MAGDELON, sortant de l’auberge.

Si ces messieurs et madame veulent entrer, ils vont être servis dans une petite demi-heure ; il y a bon feu, la chambre est propre, et nos lits sont excellents.

SAINT-HILAIRE.

Allons ; car moi je me console de mes chagrins par la bonne chère et la littérature. J’ai fait une tragédie.

PAVARET.

En vérité !

MADAME SAINT-HILAIRE.

Superbe ! Mon ami, il faudra la lire à M. l’avocat.

PAVARET.

Oui, sans doute ; mais après souper.

SAINT-HILAIRE.

Oui, pour vous endormir, n’est-il pas vrai ? Allons, viens, ma bonne amie.

Monsieur et madame Saint-Hilaire entrent dans l’auberge.

 

 

Scène VIII

 

DERVILLE, PAVARET

 

PAVARET.

Eh bien ! capitaine, est-ce que, comme Guillaume de Lasaussaye, tu ne soupes pas avec nous, parce que tu restes à Joigny ?

DERVILLE.

Si fait, mon ami ; mais je ne suis pas fâché de prendre un peu l’air.

PAVARET.

Eh ! mais, en vérité, capitaine, je ne te reconnais plus ; comment ! toi qui fus si gai pendant notre voyage, toi qui nous régalais de toutes les chansons que tu as faites au régiment, depuis l’arrivée de cet original tu ne dis mot ; te voilà tout consterné ; il nous fait rire, et il t’attriste.

DERVILLE.

C’est que cet original et les choses que j’ai apprises par ses discours me contrarient beaucoup.

PAVARET.

Comment donc cela ?

DERVILLE.

Écoute, tu es mon ami.

PAVARET.

Ton vieil ami, tu le sais.

DERVILLE.

Il est temps de te mettre au fait de mon voyage.

PAVARET.

Une confidence ! Parle.

DERVILLE.

Je suis amoureux, mon ami.

PAVARET.

En vérité ? toi, amoureux ! Un philosophe !

DERVILLE.

Et c’est précisément par philosophie que je suis amoureux. Tu sais qu’épris, dès mon plus jeune âge, de l’art militaire...

PAVARET.

Comme moi de l’art oratoire, sans compter le goût des belles-lettres, qui nous est commun à tous deux. Après.

DERVILLE.

J’ai toujours mené une vie joyeuse et indépendante.

PAVARET.

Oui, partisan déclaré du vin, du jeu et des femmes je t’ai toujours connu pour un assez mauvais sujet.

DERVILLE.

Eh bien ! mon ami, on se lasse de tout. L’an passé, j’étais en congé à Paris ; je fais rencontre, chez une dame fort respectable, d’une jeune fille fort jolie, ma foi ! un bon caractère ; et me voilà amoureux, oh ! mais vraiment amoureux, et déterminé au mariage.

PAVARET.

Au mariage ! Eh ! mais, d’après le portrait que tu m’en fais, ce devrait être une affaire terminée.

DERVILLE.

Eh ! parbleu, nous sommes d’accord ensemble ; mais il y a un oncle, un tuteur, médecin à Joigny. Il a fait venir sa nièce auprès de lui ; c’est ce que j’ai appris par notre correspondance. Et moi, bien pourvu de lettres de recommandation pour tous les notables de l’endroit, je m’étais aventuré à venir à Joigny pour me concerter avec ma Constance et demander sa main au tuteur.

PAVARET.

Je ne vois pas jusqu’à présent quel rapport peut exister entre tes amours et notre héritier collatéral, marchand de bois à Villeneuve-sur-Yonne.

DERVILLE.

Celle qu’il vient épouser est la personne que j’aime ; le tuteur à qui je voulais m’adresser est le médecin qui a expédié l’oncle dont il vient hériter.

PAVARET.

Est-il possible ?

DERVILLE.

L’héritage est immense, le tuteur est avare, le mariage est arrêté. Étonne-toi après cela de mon humeur contre cet original que je ne connais pas, que nous n’avons pas vu, puisqu’il est monté de nuit dans la diligence, mais qui doit être laid, vieux, mal tourné, hideux, si sa figure et sa tournure répondent à ses discours et à son esprit.

PAVARET.

Oh ! oui, c’est un génie qui s’annonce d’une manière brillante. Quel parti vas-tu prendre ?

DERVILLE.

J’étais tenté, dans la voiture, de lui chercher querelle, et de le renvoyer vendre ses bois à Villeneuve-sur-Yonne.

PAVARET.

C’est parler en soldat ; moi, je raisonne en avocat : point de violence, de l’adresse. Ah ! quel dommage que je sois obligé de poursuivre demain ma route, je te servirais en ami ; et moi, qui ai joué si souvent la comédie... À quelle heure part demain la diligence ?

DERVILLE.

On n’attend les relais qu’à huit heures du matin.

PAVARET.

C’est un peu tard pour se mettre en route, c’est trop tôt pour consommer une intrigue ; mais quoi ! ce soir au moins n’aurais-tu pas besoin de mes services ? Dispose de ton ami, capitaine, je t’en prie.

DERVILLE.

Et vraiment, si dès ce soir je pouvais voir ma Constance.

PAVARET.

Cela ne serait pas mal.

DERVILLE.

Mais comment éloigner le tuteur ?

PAVARET.

Sais-tu où est sa maison ?

DERVILLE.

La voilà : oh ! on me l’a bien indiquée ; le médecin Montrichard, en face de l’auberge de la diligence. Toutes les fenêtres sont fermées on se couche de bonne heure à Joigny. Comment réveiller la pupille sans réveiller en même temps le tuteur ?

PAVARET.

Et pourquoi donc respecter le sommeil du docteur ? Attends, attends.

Il sonne à la porte de Montrichard.

DERVILLE.

Comment ! et que fais-tu donc là ?

PAVARET.

Je sonne pour qu’on nous ouvre. N’est-il pas médecin, ce tuteur ?

DERVILLE.

Le diable m’emporte si je conçois rien...

 

 

Scène IX

 

DERVILLE, PAVARET, MONTRICHARD

 

MONTRICHARD, à sa fenêtre.

Qui sonne là-bas ?

PAVARET.

Eh ! vite, vite, le docteur Montrichard ! je ne me suis pas trompé ; c’est ici ?

MONTRICHARD.

Non vraiment, c’est ici, c’est moi-même ; que lui voulez-vous ?

PAVARET.

Ah ! docteur, je n’ai plus d’espoir qu’en vous ; prenez pitié d’un pauvre voyageur, bien en état de reconnaître ce que l’on fait pour lui. C’est ma femme, mon ami, mon cher docteur ; en descendant de voiture, elle vient de tomber en apoplexie, en paralysie, à cette auberge du faubourg.

MONTRICHARD.

Au Grand-Cerf ?

PAVARET.

Précisément, au Grand-Cerf.

DERVILLE, à part.

Fort bien.

PAVARET.

Un garçon d’auberge voulait venir ; mais, dans un cas comme celui-là, on ne peut s’en rapporter qu’à soi. C’est mon épouse, c’est mon amante ; vous seul pouvez la sauver. Je ne vous ferai point de phrases pour exciter votre sensibilité ; ma fortune est à vous si vous la rendez à la vie et à son époux.

MONTRICHARD.

Votre fortune, monsieur !

Appelant.

André !... Je n’ai pas besoin d’un pareil motif ; mon devoir, l’humanité... André !... Vous me rendez confus par des éloges que je suis loin de mériter. André !... Dans l’instant je suis à vous. De la lumière... Je descends, monsieur, je descends. André !

ANDRÉ, en dedans.

Mais laissez-moi donc le temps de m’habiller.

MONTRICHARD.

Veux-tu bien te dépêcher, maraud ?

PAVARET, allant prendre le falot que Magdelon a laissé sur la porte de l’auberge.

Ne vous obstinez pas à chercher de la lumière, on m’a donné un falot dans l’auberge.

MONTRICHARD.

En ce cas-là, ne vous impatientez pas ; me voilà, me voilà.

 

 

Scène X

 

DERVILLE, PAVARET

 

PAVARET.

Vivat ! il va descendre.

DERVILLE.

Oui ; mais qu’en feras-tu ?

PAVARET.

Je n’en sais rien ; mais c’est mon affaire la tienne est de profiter de son absence, de te ménager une entrevue avec ton amante ; tu n’as pas un instant à perdre.

DERVILLE.

Je le sens bien ; mais comment ?...

PAVARET.

Les fenêtres de son appartement donnent peut-être sur la rue ; elle aura entendu sonner. Toi qui chantes comme un Colin d’opéra comique : une romance sous ses fenêtres, et voilà la conversation engagée.

DERVILLE.

Une romance ! je n’en sais pas ; je n’ai jamais aimé le genre langoureux.

PAVARET.

Eh bien ! quelque chanson militaire, pourvu qu’elle ne soit pas trop gaillarde. Chut ! on ouvre la porte. Voici le docteur.

 

 

Scène XI

 

DERVILLE, PAVARET, MONTRICHARD, ANDRÉ

 

MONTRICHARD, en bonnet de nuit et en robe-de-chambre.

Allons donc, nigaud ; ouvre la porte.

ANDRÉ.

Mais dame, quand on est obligé de s’habiller à tâtons...

MONTRICHARD.

Mille pardons ; me voici à vos ordres. Ce drôle-là ! si je n’étais pas actif pour lui et pour moi, moi, que deviendraient tous mes malades ? Tu ne sais donc pas combien le temps d’un médecin est précieux !

PAVARET.

Allons, monsieur ; car le cas est bien pressant. Me voilà plus tranquille depuis que je vous ai vu, et d’ailleurs votre zèle m’attendrit jusqu’aux larmes ! Ah ! j’avais besoin de pleurer ! cela me soulage. Ma pauvre femme !

Il tire son mouchoir, et s’essuie les yeux.

Ah ! l’on est bien malheureux d’être sensible, et d’aimer comme j’aime !

MONTRICHARD.

Ah ! je sais ce que c’est que l’amour. André, tu veilleras bien exactement sur la maison pendant mon absence.

ANDRÉ.

Oui, monsieur.

MONTRICHARD.

J’ai été marié comme vous.

À André.

Ne va pas t’endormir.

ANDRÉ.

Non, monsieur.

MONTRICHARD.

Et une femme charmante !

À André.

Si ma pupille se réveillait, me demandait, je vais rentrer.

ANDRÉ.

Oui, monsieur.

MONTRICHARD.

Allons, marchons. Une apoplexie, dites-vous ?

PAVARET.

Ah ! mon Dieu, oui ; c’est venu comme un coup de foudre.

MONTRICHARD.

La personne est sanguine ?

PAVARET.

Oui, très sanguine et vive ! c’est un salpêtre !

MONTRICHARD.

Beaucoup d’embonpoint peut-être ?

PAVARET.

Ah ! oui, beaucoup, et depuis sa dernière couche elle n’a fait qu’engraisser. Mais marchons.

Il fait un pas.

MONTRICHARD.

Eh bien ! où allez-vous donc ? Vous prenez le chemin opposé...

PAVARET.

Le chemin opposé ! vous croyez ? En effet. C’est la douleur, le trouble... Ah ! mon Dieu, guidez-moi, cher docteur, je vous en conjure ; montrez-moi le chemin, j’en ai besoin.

MONTRICHARD.

Volontiers ; allons, venez, calmez-vous ; je réponds d’avance de madame.

PAVARET.

Ah ! vous serez mon sauveur, j’ai toute confiance en vous. Vous avez la réputation de ne pas manquer un seul malade.

À Derville.

Profite du moment, capitaine.

MONTRICHARD.

Trop honnête, en vérité.

À André.

Ne va pas t’endormir, André.

Il part avec Pavaret.

 

 

Scène XII

 

DERVILLE, ANDRÉ

 

DERVILLE.

Bon ! les voilà partis. Tâchons de profiter du moment.

ANDRÉ.

Ne va pas t’endormir, ne va pas t’endormir, c’est fort aisé à dire ; mais quand on a travaillé toute la journée comme un forçat, qu’il est dix heures du soir, et qu’il faut se réveiller le lendemain à cinq heures du matin, on a besoin de dormir.

On voit de la lumière derrière la fenêtre de Constance.

DERVILLE.

J’aperçois de la lumière à une fenêtre : si c’était celle de Constance...

ANDRÉ.

Commençons par fermer la porte, et mettons-nous là en sentinelle si je rentrais dans la maison, je ne répondrais pas de moi ; au lieu qu’ici, en plein air, je suis bien certain...

Il ferme la porte, s’assied sur un banc de pierre, et barre la porte en étendant les jambes.

DERVILLE.

Offrir de l’argent à ce valet, il peut me refuser et me compromettre ; le menacer, le forcer de m’ouvrir, il me prendra pour un voleur, il criera.

ANDRÉ.

Une belle chienne de condition que celle de valet d’un médecin de Joigny ! Panser le cheval, soigner le jardin, garder la maison, répondre à tout le monde, et pas un moment de repos, pas un pauvre petit moment !

Il s’endort peu à peu.

DERVILLE.

Il s’endort, je crois. Je n’ai d’autre moyen que celui indiqué par Pavaret : une chanson ; mais il en faudrait une qui pût exciter son attention, et me faire reconnaître.

André s’endort tout-à-fait, et l’on entend comme dans une rue éloignée un orgue, ou une vielle organisée.

À merveille ! ces gens-là semblent envoyés exprès pour m’indiquer l’air que je dois chanter.

Il chante.

Sous les fenêtres de sa belle,
Soupirer quelques tendres airs,
La méthode n’est pas nouvelle,
Mais elle est bonne et je m’en sers ;
Et laissant la triste romance,
En vrai soldat, à ma Constance
Je répète un joyeux refrain :
Vive l’amour, la gloire et le bon vin.

 

 

Scène XIII

 

DERVILLE, ANDRÉ ; CONSTANCE, à sa fenêtre

 

Pendant le couplet de Derville, Constance ouvre sa fenêtre, et dit, après l’avoir entendu.

CONSTANCE.

Me tromperais-je ? serait-ce lui ? Ah ! je n’ose croire ce que j’entends ! Est-ce vous, Derville ?

DERVILLE.

Est-ce vous, ma chère Constance ?

CONSTANCE.

Vous à Joigny !

DERVILLE.

J’arrive à l’instant même.

CONSTANCE.

Je ne m’attendais pas à vous voir.

DERVILLE.

Je n’ai fait le voyage que pour vous.

CONSTANCE.

Je tremblais que vous ne m’eussiez oubliée.

DERVILLE.

Je venais vous demander en mariage à votre tuteur.

CONSTANCE.

Il veut me marier à un autre.

DERVILLE.

Je le sais ; votre futur arrive avec moi ; c’est pour que j’ai tout tenté pour cela vous parler dès ce soir.

CONSTANCE.

Mais si mon tuteur rentrait...

DERVILLE.

Ne craignez rien. Un de mes amis s’est chargé de l’éloigner. Quelles sont vos résolutions sur ce mariage ?

CONSTANCE.

De refuser obstinément. Ne recevant pas de vos nouvelles, j’étais tremblante, indécise, inquiète ; mon oncle a tant d’empire sur moi !... Vous voilà, vous me rendez tout mon courage.

DERVILLE.

Ah ! ma chère Constance !

CONSTANCE.

Mais mon oncle est si entêté ; et puis cet immense héritage... Ah ! je prévois bien des difficultés.

 

 

Scène XIV

 

DERVILLE, CONSTANCE, PAVARET, son falot éteint

 

PAVARET.

Eh vite ! eh vite ! séparez-vous. Je marchais devant le docteur, mon falot à la main, fort embarrassé de ma personne et de ses questions. Après l’avoir mené je ne sais où, au coin d’une vieille église dont les murs noirs et élevés redoublaient encore l’obscurité de la nuit, tout-à-coup j’éteins ma lumière, et j’accours pour vous avertir. J’entends de loin le docteur qui m’appelle, qui crie, qui jure, qui tempête, qui se plaint ; car je crois que, n’y voyant plus, il aura été donner du nez contre le mur du vieil édifice.

DERVILLE.

Un seul mot encore, ma chère Constance. Approuvez-vous les moyens que nous emploierons pour vous soustraire au mariage auquel on veut vous forcer ?

PAVARET.

Eh ! oui, oui ; mademoiselle approuve tout ; mais c’est demain que vous songerez à tout cela pour ce soir, rentrez, mademoiselle ; et nous, capitaine, eh vite ! à l’auberge ; allons rejoindre nos compagnons de voyage et le souper. Voici le docteur.

Constance ferme sa fenêtre, Pavaret et Derville rentrent dans l’auberge ; André reste toujours endormi, et Montrichard arrive.

 

 

Scène XV

 

MONTRICHARD, ANDRÉ

 

MONTRICHARD.

Le scélérat ! le coquin ! me promener de la sorte ! Corbleu ! un homme comme moi ! Est-ce un tour qu’on a voulu me jouer ? Est-ce un voleur qui a voulu profiter de mon absence ? Est-ce un amant qui voulait parler à ma nièce ? Ma nièce serait-elle du complot ? Aurait-on gagné cet imbécile d’André ? Ah ! j’étouffe de fureur. André ! André ! Il dort, le malheureux. Te réveilleras-tu, misérable ?

Il le secoue fortement.

ANDRÉ.

Comment ! quoi ? Ah ! c’est vous, monsieur ? déjà.

MONTRICHARD.

Eh ! oui, c’est moi, fripon.

ANDRÉ.

Eh bien ! comment l’avez-vous trouvée ?

MONTRICHRAD.

Trouvée ! qui ?

ANDRÉ.

Cette pauvre femme tombée en apoplexie.

MONTRICHARD.

Que le diable t’emporte avec elle !

ANDRÉ.

Comment ! serait-elle morte sans attendre votre ordonnance ?

MONTRICHARD.

Morte ! coquin ! morte ! que veux-tu dire ?

ANDRÉ.

Mais ce n’est pas ma faute à moi.

MONTRICHARD.

Réponds, que fait ma nièce ?

ANDRÉ.

Je n’en sais rien, monsieur.

MONTRICHARD.

Tu n’en sais rien !

ANDRÉ.

Mais elle dort, je crois.

MONTRICHARD, regardant à la fenêtre de Constance, où l’on a éteint la lumière.

Point de lumière dans son appartement... Personne n’est venu pendant mon absence ?

ANDRÉ.

Eh ! qui diable pourrait venir à cette heure ?

MONTRICHARD.

Réponds-moi donc. Personne n’est entré dans la maison ?

ANDRÉ.

Et comment serait-on entré, puisque la porte est fermée, et que moi, je m’étais endormi là, bien malgré moi, je vous assure ?

MONTRICHARD.

Coquin ! si je ne te savais aussi imbécile, je croirais que tu t’entendais avec ce fripon qui m’est venu chercher.

ANDRÉ.

Ah ! pourriez-vous me croire capable ?... Je ne sais pas ce qu’on vous a fait ; mais je puis bien vous assurer que je suis trop innocent...

MONTRICHARD.

Tais-toi. Je m’y perds. Une chose bien prouvée, au moins, c’est qu’on a des desseins contre moi, et je me tiendrai sur mes gardes. Et ce neveu, ce collatéral, cet unique héritier de ce pauvre Dorval, qui n’arrive pas ! Patience, il sera demain ici, j’espère ; et je presserai ce mariage de façon... Ne disons rien, contenons ma colère. André, si j’entends souffler un mot de cette aventure, je te chasse.

ANDRÉ.

Mais, monsieur, si c’est par d’autres que par moi que cela s’apprend ?

MONTRICHARD.

C’est égal, je te mets à la porte sur-le-champ.

Il rentre chez lui.

ANDRÉ.

Mais vous voyez bien qu’il n’y aurait pas de justice. Comme il est brutal ! il me traite comme ses malades, en vérité. Ah ! la mauvaise condition, la mauvaise condition !

Il rentre.

 

 

ACTE II

 

Cet acte se passe le lendemain matin.

 

 

Scène première

 

DERVILLE, seul

 

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il faut avouer que c’est jouer de malheur : je m’avise d’être amoureux une fois en ma vie ; de qui ? d’une femme dont le mariage est arrêté avec un autre. Et ce Pavaret, qui va m’abandonner au moment où il pourrait m’être utile ! cette diligence qui doit partir ! Qu’il m’indique au moins, avant de me quitter, ce que je dois faire. Je ne suis pas de ces amants timides qui osent à peine aventurer une déclaration, et un homme d’exécution comme moi se tirerait galamment de toutes les ruses qu’un homme d’invention comme lui pourrait me suggérer.

 

 

Scène II

 

ROUGEAU, DERVILLE

 

ROUGEAU.

Concevez-vous ces malheureux relais qui n’arrivent pas ? il est pourtant huit heures.

DERVILLE, à part.

Bon ! Tâchons de profiter de ce retard.

Haut.

Comment ! ils ne sont pas encore arrivés ?

ROUGEAU.

Non, vraiment.

DERVILLE.

Dites-moi ; nos compagnons de voyage sont-ils éveillés ?

ROUGEAU.

Il faut que les postillons ou les chevaux aient la goutte, ou que leur voiture ait versé comme la nôtre.

DERVILLE.

Cela se peut ; mais dites-moi...

ROUGEAU.

C’est que nous n’arriverons jamais pour dîner à Tonnerre.

DERVILLE.

Mais répondez-moi ; celui que vous appelez le petit avocat, au moins...

ROUGEAU.

Maudits chevaux ! maudits postillons !

DERVILLE.

Au diable l’homme, avec ses chevaux !

ROUGEAU.

Ah ! cela vous est égal à vous, qui restez à Joigny ; mais les autres, qui continuent leur route.

Rougeau va au fond du théâtre regarder si les chevaux n’arrivent pas.

DERVILLE.

Je n’en tirerai rien ; entrons dans l’auberge... Ah ! voici Pavaret.

 

 

Scène III

 

ROUGEAU, DERVILLE, PAVARET

 

PAVARET, des papiers à la main.

Bonjour, capitaine ; bonjour, cher conducteur.

DERVILLE.

Il me tardait de te voir, pour concerter avec toi...

PAVARET.

Ah ! mon ami ; félicite-moi ; j’ai trouvé un moyen victorieux.

DERVILLE.

En vérité ! tant mieux.

PAVARET.

Il y a longtemps que je le cherche. Depuis cinq heures du matin je suis à me creuser la tête, à feuilleter et à refeuilleter mes paperasses dans le potager de l’auberge.

DERVILLE.

Eh bien ! ce moyen ?

PAVARET.

Oh ! il est sûr, et la partie adverse n’aura rien à répondre.

DERVILLE.

La partie adverse !

PAVARET.

Et puis, une péroraison... une péroraison sublime, dans le genre de Cicéron pro Milone : « Oh ! terram illam beatam quœ hunc virum exceperit, ingratam quœ amiserit... » Cela doit aller au cœur, arracher des larmes... Je ne conçois pas comment ils ont pu interjeter appel sur une question aussi simple.

DERVILLE.

Que diable veux-tu dire ?

PAVARET.

La fin de non-recevoir est évidente.

DERVILLE.

Et quel rapport cet appel, cette fin de non-recevoir, ont-ils avec mon amour, et le moyen victorieux que tu comptes employer ?

PAVARET.

Eh ! mon ami, je parle de la cause que je vais plaider à Briançon.

DERVILLE.

Le diable puisse-t-il aussi t’emporter, avec ta cause et ton procès !

PAVARET.

Ah ! mon ami, une cause superbe, qui suffirait pour établir ma réputation, si elle était encore à faire ; une question d’état, où le fait et le droit se trouvent tellement réunis en ma faveur... Écoute seulement la péroraison touchante que j’ai crayonnée...

DERVILLE.

Ah ! quelle patience...

 

 

Scène IV

 

ROUGEAU, DERVILLE, PAVARET, SAINT-HILAIRE

 

SAINT-HILAIRE, un livre à la main, et déclamant.

Du séjour du trépas quelle voix me rappelle ?
Suis-je avec des Chrétiens ?...

DERVILLE.

À l’autre à présent ! le voilà qui répète son rôle.

PAVARET.

Tiens, j’y suis ; écoute.

SAINT-HILAIRE.

Et quand j’en serai là :

Madame, ayez pitié du plus malheureux père
Qui jamais ait du ciel éprouvé la colère.

PAVARET, comme plaidant.

Non, citoyens juges, vous ne consacrerez pas une semblable iniquité ; j’en ai pour garant la sagesse connue du tribunal, et les vertus individuelles de chacun de ses membres.

ROUGEAU, dans le fond.

J’ai beau regarder, je ne les vois pas ces misérables rosses.

DERVILLE.

À merveille ! l’un plaide, l’autre déclame, l’autre jure, et moi, amant sensible, je soupire.

SAINT-HILAIRE.

Et puis.

Hélas ! et j’étais père, et je ne pus mourir !

PAVARET.

Qui suis-je dans cette cause ? Une femme belle et infortunée, trois enfants mineurs, qui, forts de la bonté de leur cause et de tous les moyens qui militent en leur faveur, ont l’honneur de faire observer au tribunal...

ROUGEAU.

La peste soit des chevaux, des postillons ! Que le tonnerre les écrase ces maudits chevaux !

SAINT-HILAIRE.

Monsieur l’avocat, ne vous serait-il pas possible de prendre votre voix un peu moins dans le dessus ; comme à vous, cher conducteur, de jurer un peu moins fort, cela m’empêche de calculer mes effets ?

DERVILLE.

Et vous, messieurs, vous serait-il possible de me laisser causer tranquillement avec mon ami ; comme à toi, cher Pavaret, de songer que nous n’avons qu’un instant à rester ensemble ?

PAVARET.

Eh ! la, la, ne te fâche pas.

SAINT-HILAIRE.

Vous avez à parler d’affaires ? Eh ! que ne le disiez-vous ? Au fait, je puis répéter ailleurs ; sur les bords de l’Yonne, par exemple ; ils sont délicieux et vous inspirent une tendre mélancolie.

ROUGEAU.

Cela ne se conçoit pas, un retard comme celui-là !

PAVARET.

Eh bien ! voyons. De quoi te plains-tu ? Monsieur songe à son rôle, le conducteur à ses chevaux, toi à ton amour, moi à mes clients. Chacun s’occupe de son affaire, et croit que tout le monde doit s’en occuper comme lui : rien de plus naturel.

ROUGEAU.

Ne vous impatientez pas. Je cours au-devant d’eux. Oh ! nous regagnerons le temps perdu ; et je vous réponds que nous coucherons demain à Dijon.

Il sort.

 

 

Scène V

 

DERVILLE, PAVARET, SAINT-HILAIRE

 

PAVARET, à Rougeau.

Eh non ! ne vous pressez pas : tenez, voilà le capitaine qui ne demande pas mieux que nous fassions séjour à Joigny, n’est-il pas vrai ?

DERVILLE.

Eh mais ! sans doute.

SAINT-HILAIRE.

Parlez, parlez de vos affaires, je vous laisse ; mais je suis bien fâché que vous ne puissiez pas me voir à Genève dans mon début ! Je crois que je serai vraiment pathétique dans mon Lusignan.

Leurs paroles, leurs traits,
De leur mère, en effet, sont les vivants portraits...
Je retrouve ma fille après l’avoir perdue...
Et je reprends ma gloire et ma félicité
En dérobant mon sang...

Il sort en déclamant.

 

 

Scène VI

 

DERVILLE, PAVARET

 

DERVILLE.

Nous voilà seuls enfin.

PAVARET.

Et me voilà tout entier à toi ; je serre mes papiers dans ma poche ; aussi-bien ai-je trouvé le moyen que je désirais, et je défie la partie adverse...

DERVILLE.

Tu es bien aimable, et il te sied de vanter ton amitié pour les gens, quand tu les oublies.

PAVARET.

Ah ! capitaine Derville, je ne crois pas mériter ce reproche ; mais au fait, de quoi s’agit-il ? Ton affaire est encore plus simple que celle que je vais plaider : la nièce est pour toi, elle refusera ; l’oncle insistera, pressera, se fâchera, et puis cédera ; c’est la marche.

DERVILLE.

Eh ! non, il est obstiné. Point d’autre moyen que de le dégoûter de ce futur, de ce collatéral, de ce Lasaussaye, qui n’a d’autre avantage sur moi, auprès du médecin, que cet immense héritage.

PAVARET.

Oui-dà ! Si nous faisions naître des chicanes sur cet héritage ! Loin de moi les chicanes en procès ; mais en intrigue d’amour !... Si nous supposions quelque arrière-neveu, quelque petit cousin, qui aurait des droits à la succession ?

DERVILLE.

Cela ne serait peut-être pas si mal.

PAVARET.

Mais il faudrait le voir, ce Lasaussaye ; car nous le connaissons sans le connaître : il faisait si noir quand il est monté en voiture.

DERVILLE.

Et il faudrait que ces malheureux chevaux, après lesquels jure le conducteur, retardassent encore de quelques instants.

 

 

Scène VII

 

DERVILLE, PAVARET, MAGDELON

 

MAGDELON.

Si ces messieurs, pour passer le temps, voulaient déjeuner en attendant les chevaux...

PAVARET.

Excellente idée, mon enfant ! un déjeuner splendide à toute la diligence, comme au conducteur ; c’est le capitaine qui régale. Que sait-on ? le déjeuner peut nous retarder encore.

DERVILLE.

Tu as raison ; oui, ma fille, un grand déjeuner.

MAGDELON.

J’ai prévu vos ordres, et l’on travaille en conséquence.

PAVARET.

Pendant qu’on le prépare, cours toi-même au-devant des relais ; essaie par quelque moyen...

DERVILLE.

Toi, fais jaser cette fille ; tâche de voir Lasaussaye, le docteur je ne te parle pas : de ma reconnaissance.

PAVARET.

Trop heureux de te prouver que Christophe Pavaret connaît et pratique l’amitié !

Derville sort.

 

 

Scène VIII

 

PAVARET, MAGDELON

 

MAGDELON.

Il est aimable ce jeune officier. Oh ! nous autres jeunes filles, nous avons toujours un certain je ne sais quoi qui nous prévient en faveur des militaires ; et puis vous, monsieur, vous m’avez l’air d’un drôle de corps : aussi, si vous aviez besoin de mes petits services, par aventure, je vous les offre, et de bien bon cœur.

PAVARET.

Bien obligé, mon enfant. Dites-moi simplement si vous connaîtriez un certain Lasaussaye, marchand de bois à quatre lieues d’ici ?

MAGDELON.

Pardi ! si je le connais ! c’est lui qui était hier avec vous dans la diligence ; c’est lui qui va épouser la nièce du docteur Montrichard ; et comme André, le valet du docteur, me fait la cour, à moi...

PAVARET.

Oui-da !

MAGDELON.

André ne le connaît pas ce M. Lasaussaye ; il n’y a que quinze jours qu’il est chez le docteur ; mais moi qui suis depuis un an dans l’auberge... Et tenez, le voilà.

PAVARET.

Qui ? M. Lasaussaye ?

MAGDELON.

Précisément. Il est matinal. Ah ! dame, quand il s’agit d’un mariage et d’une succession...

PAVARET.

Eh bien ! quand nous l’avons dit, sa tournure ne dément pas son esprit. Mais s’il est à propos que je l’entende, il n’est peut-être pas à propos qu’il me voie. Je vous laisse avec lui, et je me mets là en embuscade derrière la porte pour observer à mon aise...

Il se cache derrière la porte de l’auberge.

 

 

Scène IX

 

LASAUSSAYE, MAGDELON, PAVARET, caché

 

LASAUSSAYE, en demi-deuil, bien poudré, bien paré.

Je crois que, mis de la sorte, je puis me présenter chez ma future. Ne perdons pas de temps, car les gens de loi ont rendez-vous à dix heures pour la levée des scellés.

PAVARET, à part.

Bon !

MAGDELON.

Monsieur de Lasaussaye veut-il bien me permettre de lui faire ma révérence ?

LASAUSSAYE.

Bonjour, petite, bonjour.

MAGDELON.

Quoiqu’il fit bien noir, je vous ai reconnu cette nuit quand vous êtes descendu de la diligence. Je vous fais mon compliment sur ce que vous vous trouvez ainsi héritier collatéral ; n’est-ce pas comme cela qu’ils vous appellent ?

LASAUSSAYE.

Oui, mon enfant, collatéral, précisément, de mon oncle Jérôme Dorval.

PAVARET, à part.

Jérôme Dorval.

MAGDELON.

C’est que les biens de pères et mères, on compte là-dessus, et on s’arrange en conséquence ; au lieu que les biens des oncles et des tantes, c’est une douce surprise, c’est comme un quaterne à la loterie. Votre très humble servante, monsieur de Lasaussaye.

Elle rentre dans l’auberge.

 

 

Scène X

 

LASAUSSAYE, PAVARET, caché

 

LASAUSSAYE.

Voilà pourtant comme tout le monde me fait des politesses depuis la mort de mon oncle.

PAVARET, à part.

Je le crois.

LASAUSSAYE.

À Villeneuve-sur-Yonne il y avait des gens hautains qui avaient l’air de mépriser ma conversation. Eh bien ! maintenant on me cherche, on m’accueille, tout le monde est de mon avis, toutes les femmes courent après moi ; or, à qui dois-je mon esprit, mes amis, mes bonnes fortunes ? À mon héritage. On n’est pas dupe de cela ; mais qu’importe ! on en profite.

PAVARET, à part.

Il ne manque pas d’un certain tact.

LASAUSSAYE, sonnant à la porte du docteur.

Holà ! quelqu’un ! C’est comme encore ce docteur, qui me propose, pour ainsi dire, sa nièce...

 

 

Scène XI

 

LASAUSSAYE, ANDRÉ, PAVARET, caché

 

ANDRÉ.

C’est monsieur qui a sonné ?

LASAUSSAYE.

Oui, mon ami, c’est moi qui voudrais parler à monsieur le docteur.

ANDRÉ.

Dans l’instant, monsieur ; il achève de s’habiller pour aller faire ses visites dans la ville. Oh ! c’est un bien habile homme ! il vous tirera d’affaire, j’en réponds ; mais ne restez donc pas debout comme cela, en plein air. Un malade !

LASAUSSAYE.

Comment, un malade ! mais je me porte à merveille.

ANDRÉ.

Eh ! mais dame, il faut le dire, parce que vous voyant tant soit peu maigre et pâle, et chez un médecin... Nous en voyons tant ; on se tromperait à moins.

LASAUSSAYE.

Allez, allez, mon ami, et dites à votre maître que le monsieur qui le demande est Guillaume de Lasaussaye, arrivé tout exprès d’hier.

ANDRÉ.

M. de Lasaussaye, celui qui vient recueillir la succession de ce riche M. Dorval ! Je vous demande bien pardon si j’ai manqué de respect et d’égards... M. le docteur va être bien content... Donnez-vous donc la peine d’entrer, je vais vous annoncer. Mais tenez, le voilà lui-même, M. le docteur.

Il rentre.

 

 

Scène XII

 

MONTRICHARD, LASAUSSAYE, PAVARET, caché

 

MONTRICHARD.

Eh ! c’est M. de Lasaussaye ! Vous voilà donc enfin. Je vous attendais avec bien de l’impatience.

LASAUSSAYE.

Vous ne sauriez croire combien je suis sensible à la réception encourageante que j’ai l’honneur de recevoir.

MONTRICHARD.

Je sortais...

LASAUSSAYE.

Que je ne vous arrête pas ; je ne venais moi-même que pour vous souhaiter le bonjour ; n’ai-je pas toutes les affaires de la succession à terminer ? Permettez-moi seulement, docteur, de vous remercier des peines que vous avez prises pour mon oncle. Ah ! j’ai fait une perte !

MONTRICHARD.

Que voulez-vous ? nos moments sont comptés. Parlons des affaires de la succession ; où en sont-elles ?

LASAUSSAYE.

En très bon état ; je suis arrivé hier, je vais faire lever les scellés ce matin, je recueille tout l’héritage ce soir, j’épouse votre nièce demain, et je l’emmène après-demain à Villeneuve-sur-Yonne.

MONTRICHARD.

Vous êtes expéditif. Vous êtes donc absolument seul héritier ?

LASAUSSAYE.

Seul et unique. Mon oncle n’avait qu’un frère, qui était mon père ; nous étions onze enfants de notre côté, mais j’ai enterré tout cela.

MONTRICHARD.

Savez-vous qu’il est fort heureux pour vous que votre oncle soit resté garçon.

LASAUSSAYE.

Il a fait sa fortune dans les colonies. Ce qu’il est devenu, ce qu’il a fait dans ce pays-là, Dieu le sait.

PAVARET, à part.

Ah ! ah !

LASAUSSAYE.

Je vous avoue qu’avant son retour je ne comptais guère sur son héritage ; je lui croyais des femmes, des enfants ; j’avais même entendu parler d’une Espagnole à qui il avait fait la cour.

PAVARET, à part.

Fort bien ! Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage.

Il rentre dans l’auberge.

LASAUSSAYE.

Oh ! c’était un gaillard, mon oncle : dans un carton qu’on n’a pas mis sous les scellés, j’ai trouvé une correspondance tout entière en façon de mémoires. Je finirai peut-être par la faire imprimer ; car en y mettant des voleurs et un vieux château, cela ferait un roman dont on pourrait faire un drame. Je me suis interrompu, pressé comme je l’étais de présenter mes hommages à l’objet intéressant...

MONTRICHARD.

C’est ma nièce dont vous voulez parler ? Toujours galant, monsieur de Lasaussaye !

LASAUSSAYE.

Mais, entre nous, docteur, croyez-vous que le mariage arrêté soit de son goût ?

MONTRICHARD.

Et pourquoi pas ?

LASAUSSAYE.

En effet...

MONTRICHARD.

En comparant...

LASAUSSAYE.

Ses charmes...

MONTRICHARD.

À vos avantages.

LASAUSSAYE.

Ah ! vous êtes trop honnête.

MONTRICHARD.

Non, vous êtes véritablement fort aimable.

LASAUSSAYE.

Un bon enfant.

MONTRICHARD.

Jeune.

LASAUSSAYE.

Pas encore trente-cinq ans.

MONTRICHARD.

Vous avez un état.

LASAUSSAYE.

Un état honnête : marchand de bois.

MONTRICHARD.

Une grande fortune.

LASAUSSAYE.

Par la succession de mon oncle.

MONTRICHARD.

Vous entendez bien que ce n’est pas l’intérêt qui me guide.

LASAUSSAYE.

Fi donc ! ni vous ni moi n’avons un cœur sordide ; c’est le sentiment, la convenance ; car enfin votre nièce aura tout votre bien.

MONTRICHARD.

Tout entier.

LASAUSSAYE.

Ses parents lui ont laissé une fortune...

MONTRICHARD.

Très suffisante.

LASAUSSAYE.

Et dont en bon tuteur...

MONTRICHARD.

Je vous rendrai compte quand vous voudrez.

LASAUSSAYE.

Eh bien ! je ne pense pas à tout cela.

MONTRICHARD.

Ah ! je vous reconnais là.

LASAUSSAYE.

Dès le premier instant mon cœur l’a distinguée, et plein d’un trouble involontaire...

MONTRICHARD.

C’est charmant. Ah çà, je vais voir mes malades.

LASAUSSAYE.

Moi, je vais faire lever les scellés.

MONTRICHARD.

Vous reviendrez déjeuner avec nous ?

LASAUSSAYE.

Avec plaisir, mon cher oncle.

MONTRICHARD.

Voilà ce qui s’appelle traiter les affaires d’une manière agréable.

LASAUSSAYE.

Entre deux hommes délicats et désintéressés...

MONTRICHARD.

Il ne peut pas y en avoir d’autre.

LASAUSSAYE.

N’est-il pas vrai ?

MONTRICHARD.

Sans doute.

Ils sortent tous deux.

 

 

Scène XIII

 

PAVARET, seul, sortant de l’auberge

 

Les voilà partis. Ah ! M. de Lasaussaye, délicat et désintéressé collatéral, vous vous pressez d’hériter, parce que vous ignorez ce que votre oncle a fait dans les colonies. Je n’ai pas eu l’avantage de le connaître ce cher oncle ; mais je vous apprendrai ce qu’il a fait, ou du moins ce qu’il aurait pu faire.

 

 

Scène XIV

 

DERVILLE, PAVARET

 

DERVILLE.

Eh bien ! mon ami, les relais sont arrivés. Tandis que les deux conducteurs renouent connaissance au cabaret, j’accours pour t’avertir.

PAVARET.

Et moi j’ai tout mon plan dans ma tête ; ce n’est qu’en faveur de l’héritage que Montrichard donne sa nièce à Lasaussaye. Ce Lasaussaye n’hérite que comme collatéral ; c’est même dans la crainte d’un héritier direct qu’il veut terminer en un tour de main les affaires de la succession. Il ne nous connaît pas, il ne nous a pas vus, puisqu’il est entré de nuit dans la voiture.

DERVILLE.

Mais un moment, un moment donc. Tu parles de collatéral, de succession, d’héritier direct ; ne va pas m’embarquer dans les affaires.

PAVARET.

Quoi ! tu crains les procès avec un avocat ? C’est comme si je craignais les voleurs avec toi, capitaine.

DERVILLE.

Mais comment venir à bout de tes grands desseins ; la diligence va partir.

PAVARET.

Eh ! vraiment c’est ce qui m’embarrasse ; mais n’y aurait-il pas moyen... Le comédien et sa femme ne sont pas pressés ; le conducteur est un bon homme, ivrogne et intéressé ; avec de l’argent et du vin nous en ferons ce que nous voudrons.

 

 

Scène XV

 

DERVILLE, PAVARET, MADAME SAINT-HILAIRE

 

MADAME SAINT-HILAIRE.

C’est fort galant, messieurs ; vous avez une dame dans la diligence, et vous la laissez seule à ses réflexions.

PAVARET.

Mille pardons, belle dame.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Et mon cher époux, que fait-il ?

PAVARET.

Il est allé rêver à sa tragédie sur les bords de l’Yonne.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Eh bien ! partons-nous enfin ? Jamais voiture n’a moins mérité le nom de diligence.

PAVARET.

Êtes-vous si pressée d’arriver ?

DERVILLE.

De quitter un de vos compagnons de voyage ? Permettez-moi de me féliciter de cet officieux retard, et de souhaiter qu’il se prolonge, puisque je lui dois le bonheur de vous voir plus longtemps.

MADAME SAINT-HILAIRE.

On n’est pas plus aimable que monsieur l’officier.

 

 

Scène XVI

 

DERVILLE, PAVARET, MADAME SAINT-HILAIRE, SAINT-HILAIRE

 

SAINT-HILAIRE.

Ma femme avec ces messieurs ! j’en étais sûr.

PAVARET.

Allons donc, père noble, de la philosophie ; ne soyez pas jaloux comme un rôle à manteau.

SAINT-HILAIRE.

Eh bien ! ces relais sont-ils arrivés enfin ?

DERVILLE.

Mais vous avez tous une rage de partir.

PAVARET.

Vous, amateur de la belle nature, monsieur de Saint-Hilaire, est-ce que vous ne seriez pas curieux d’observer un peu cette ville et ses environs ?

MADAME SAINT-HILAIRE.

Cette ville ? elle est d’une tristesse !...

PAVARET.

Elle est charmante ; vous ne la connaissez pas. Restez seulement deux petites heures de plus, et vous m’en direz des nouvelles.

 

 

Scène XVII

 

DERVILLE, PAVARET, MADAME SAINT-HILAIRE, ROUGEAU

 

ROUGEAU.

Voici nos relais enfin, et dans un quart d’heure nous serons en route.

DERVILLE.

Au moins vous déjeunerez avant de quitter Joigny.

ROUGEAU.

Parbleu !

PAVARET.

C’est que le capitaine, pour nous faire ses adieux, veut nous traiter magnifiquement. Vous en serez, cher conducteur ?

ROUGEAU.

Beaucoup d’honneur certainement ; et je me fais un devoir...

DERVILLE.

Parlons franchement, cher conducteur ; si je vous disais que j’ai à Joigny des affaires où j’ai besoin de mon ami seulement pour deux heures.

ROUGEAU.

Comment !

SAINT-HILAIRE.

Que dites-vous ?

MADAME SAINT-HILAIRE.

Vous avez besoin de M. l’avocat ?

PAVARET.

Avez-vous dans votre route quelque paquet qu’il faille remettre promptement, quelque message important et pressé ; là, de ces choses qui ne souffrent pas de remise ?

ROUGEAU.

Non pas que je sache ; mais...

PAVARET.

C’en est assez. Oh ! si votre retard pouvait causer le moindre tort au service public ou particulier, je me ferais un scrupule... mais monsieur et madame Saint-Hilaire qui brûlent du désir de se promener dans la ville...

SAINT-HILAIRE.

De nous promener ?

MADAME SAINT-HILAIRE.

Nous ?

PAVARET.

Et puis ce déjeuner qui nous attend.

ROUGEAU.

Mais comment me justifier auprès de mes chefs ?

PAVARET.

Les relais auraient pu se faire attendre plus longtemps ; la diligence ne peut-elle pas verser une seconde fois ? une roue ne peut-elle pas se casser ? Supposez qu’un de ces accidents fût arrivé... Mais nous discuterons mieux cette affaire à table.

À Derville.

Je te marie à ta Constance.

À madame Saint-Hilaire.

Vous êtes belle comme l’amour.

À Saint-Hilaire.

Vous me lirez votre tragédie.

À Rougeau.

Nous n’épargnerons pas les pourboire.

À tous.

Allons déjeuner.

Ils rentrent dans l’auberge.

 

 

ACTE III

 

La scène se passe chez Montrichard.

 

 

Scène première

 

MONTRICHARD, CONSTANCE

 

MONTRICHARD.

Oui, ma nièce, j’espère que vous allez recevoir M. de Lasaussaye d’une manière convenable.

CONSTANCE.

M’avez-vous jamais vue, mon oncle, manquer d’égards pour les personnes qui viennent vous voir ?

MONTRICHARD.

Entendons-nous, ma nièce ; M. de Lasaussaye vient pour vous épouser, et...

CONSTANCE.

Permettez que je vous arrête, mon cher oncle ; depuis la mort de M. Dorval, vous n’avez cessé de me parler de ce mariage. M. de Lasaussaye me déplaisait avant la mort de son oncle ; il est devenu plus riche, et ne me plaît pas davantage. C’est mon bonheur que vous désirez en me mariant, et j’ai toujours pensé qu’il existait dans le rapport des caractères plus que dans celui des fortunes. Vous allez me traiter de folle et d’impertinente, quand je ne suis que franche et raisonnable ; mais bien certainement je n’épouserai jamais M. de Lasaussaye.

MONTRICHARD.

Vous ne l’épouserez point ! que veut dire ceci, mademoiselle ma nièce ? Vous avez pris un ton bien résolu depuis hier.

CONSTANCE.

C’est depuis hier en effet que mes résolutions sont bien prises.

MONTRICHARD.

Et vous croyez que la volonté d’une petite personne comme vous changera celle de toute une famille ? Ah ! nous verrons, nous verrons.

 

 

Scène II

 

MONTRICHARD, CONSTANCE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Bonne nouvelle ! bonne nouvelle ! mademoiselle ; voilà M. de Lasaussaye.

CONSTANCE.

L’imbécile, il m’a fait une frayeur !

ANDRÉ.

Un bouquet à la main. Je crois, Dieu me pardonne, qu’il est encore plus paré que ce matin, quand il est venu voir M. le docteur.

CONSTANCE, à part.

Et Derville et son ami, qui devaient retarder par leur adresse ce funeste mariage, ils ne paraissent pas !

MONTRICHARD.

J’espère, mademoiselle, que vous n’allez pas me compromettre en présence d’un honnête homme...

CONSTANCE.

Ne vaudrait-il pas mieux me retirer, mon cher oncle ?

MONTRICHARD.

Non, s’il vous plaît, c’est pour vous qu’il vient, et je prétends...

 

 

Scène III

 

MONTRICHARD, CONSTANCE, LASAUSSAYE, un bouquet à la main

 

MONTRICHARD.

Entrez, entrez, mon cher Lasaussaye. C’est ma nièce, mon ami, que j’ai l’honneur de vous présenter.

LASAUSSAYE.

Mademoiselle, il est certainement bien doux pour moi de pouvoir prétendre, grâce à la faveur de la jeunesse, et du titre que je voudrais... non pas par intérêt, mais par amour, vous faire partager, en raison des délices, et d’un bonheur qui rien ne pourra jamais altérer... Enfin, mademoiselle, votre oncle a dû vous dire dans quel espoir j’ai fait le voyage de Villeneuve-sur-Yonne à Joigny.

MONTRICHARD.

Fort bien, mon cher Lasaussaye ; répondez donc, ma nièce ?

CONSTANCE.

Croyez, mon cher oncle, que je sais apprécier comme je le dois les sentiments et les compliments de M. de Lasaussaye.

LASAUSSAYE.

Ah ! mademoiselle, quelle reconnaissance !...

CONSTANCE.

Un moment, monsieur ; vous ne m’en devez peut-être pas tant que vous le pensez...

LASAUSSAYE, présentant son bouquet à Constance.

Daignez donc accepter ces fleurs, symbole touchant.

CONSTANCE.

Permettez-moi de les refuser. Oui, monsieur ; je connais votre espoir, et j’ai fait connaître à mon oncle jusqu’à quel point je suis en état d’y répondre. Je souhaite qu’on ne me force pas à m’expliquer plus franchement ; mais je répète tout haut devant vous, à mon oncle, que ma résolution est prise, et qu’elle est inébranlable.

Elle sort.

MONTRICHARD.

L’impertinente !

 

 

Scène IV

 

MONTRICHARD, LASAUSSAYE

 

LASAUSSAYE.

Écoutez donc, mon cher oncle ; il me semble...

MONTRICHARD.

Quoi ?...

LASAUSSAYE.

Que...

MONTRICHARD.

Eh bien ?

LASAUSSAYE.

Mademoiselle votre nièce...

MONTRICHARD.

N’est pas tout-à-fait d’accord avec nous sur ce mariage.

LASAUSSAYE.

Mais...

MONTRICHARD.

Bagatelle.

LASAUSSAYE.

Cependant...

MONTRICHARD.

Je lui ferai entendre raison.

LASAUSSAYE.

C’est que je ne voudrais pas...

 

 

Scène V

 

MONTRICHARD, LASAUSSAYE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Voilà un petit homme qui demande à parler à M. de Lasaussaye, s’il est ici. Comme je lui ai dit qu’il y était...

LASAUSSAYE.

Permettez-vous que je reçoive chez vous ?

MONTRICHARD.

Parbleu ! il vous sied bien de vous gêner. Faites entrer.

LASAUSSAYE.

C’est peut-être quelque débiteur de la succession.

 

 

Scène VI

 

MONTRICHARD, LASAUSSAYE, ANDRÉ, PAVARET

 

PAVARET.

Mille pardons si je vous dérange ; c’est à M. de Lasaussaye que j’ai affaire.

LASAUSSAYE.

C’est moi-même. Que voulez-vous ?

PAVARET.

Dieu soit loué. Il y a assez longtemps que nous vous cherchons.

LASAUSSAYE.

Que vous me cherchez ?

PAVARET.

Quand je dis nous, c’est une façon de parler, car je ne suis dans l’affaire que pour le conseil. Tel que vous me voyez, je suis avocat de mon métier, pour vous servir si j’en étais capable. Celui qui vous cherche est un de mes amis intimes, qui m’accorde toute sa confiance ; un très honnête garçon avec lequel vous serez enchanté de faire connaissance.

LASAUSSAYE.

Je n’en doute pas ; mais...

PAVARET.

Moi, je ne viens que de Rochefort, mais mon ami vient de beaucoup plus loin.

LASAUSSAYE.

De plus loin !

PAVARET.

D’Amérique. Ah ! la traversée a été longue et périlleuse, à ce qu’il m’a dit ; mais enfin il est arrivé, vous voilà ; et nous ne nous plaindrons pas de la peine...

LASAUSSAYE.

Bien sensible au plaisir que vous avez de me voir ; mais pourrais-je savoir quel sujet...

PAVARET.

Dans un instant vous le saurez. Mon ami est à deux pas, je cours le chercher ; c’est à lui que je veux laisser la satisfaction de vous expliquer... Ah ! quel plaisir il aura de vous serrer dans ses bras, ce cher parent, ce cher cousin, ce bon Dorval ! Dans l’instant je suis à à vous. Votre très humble serviteur, monsieur le docteur.

 

 

Scène VII

 

MONTRICHARD, LASAUSSAYE, ANDRÉ

 

MONTRICHARD.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

LASAUSSAYE.

Ma foi, je ne me connais pas de cousin, et surtout du nom de Dorval.

MONTRICHARD.

C’est le nom de votre oncle.

LASAUSSAYE.

Oui vraiment.

MONTRICHARD.

C’est peut-être quelque parent qu’il aura laissé en Amérique.

LASAUSSAYE.

Vous croyez ?

MONTRICHARD.

Il vient peut-être réclamer quelques droits à la succession.

LASAUSSAYE.

Des droits à la succession ! c’est un fripon, qui a pris ce nom-là.

MONTRICHARD.

Son ami a l’air d’un honnête garçon ; il ne faut pas être si prompt à juger les gens.

LASAUSSAYE.

J’en conviens avec vous, docteur ; mais convenez aussi que si ce nouveau venu arrive précisément pour prendre sa part de la succession, il aurait tout aussi bien fait de rester dans son Amérique.

MONTRICHARD.

Permettez je ne me trompe guère en physionomie, et l’homme qui nous quitte a une figure si simple, si innocente !... Ah ! l’on ne m’attrape pas aisément ; je suis fin.

LASAUSSAYE.

Et moi je ne suis pas endurant ; et s’il s’avise de raisonner, je vous aurai bientôt fait sauter par les fenêtres le prétendu cousin d’Amérique.

MONTRICHARD.

Doucement, doucement, monsieur de Lasaussaye ; les voilà. Que je suis enchanté que cette scène se passe ici ! je saurai modérer cette fougue de jeunesse. Il ne faut pas être emporté comme cela.

LASAUSSAYE.

Les voilà, j’en suis charmé ; nous allons voir si...

Apercevant Derville.

Ah ! diable ! il ne m’avait pas dit que c’était un militaire.

 

 

Scène VIII

 

MONTRICHARD, LASAUSSAYE, ANDRÉ, PAVARET, DERVILLE, un crêpe au bras

 

PAVARET.

Entrez, mon cher client ; entrez, le voilà, c’est lui-même.

DERVILLE.

Ah ! mon cher cousin, que je vous embrasse !

LASAUSSAYE.

Monsieur... mon cher cousin... je suis vraiment... ravi de vous voir.

PAVARET.

Que je m’applaudis de réunir ainsi deux tendres parents ! Ah ! le plus bel office d’un homme de loi n’est-il pas d’arranger, de concilier tout à l’amiable ? C’est ainsi qu’un habile médecin reçoit toutes les bénédictions d’une famille quand il arrache au trépas... Jouissance bien douce, et que vous connaissez, n’est-il pas vrai, docteur ?

MONTRICHARD.

Oui, nous avons souvent éprouvé... Un garçon charmant, cet avocat !

DERVILLE.

Monsieur est M. Montrichard, le maître de cette maison ? Pardon, si je viens chercher jusqu’ici un parent qui m’est bien cher.

MONTRICHARD.

C’est moi qui dois me féliciter... Celui-ci paraît fort honnête.

LASAUSSAYE.

Il est certain que je n’ai pas encore sujet de m’en plaindre. Votre avocat m’a dit, monsieur... mon cher cousin, que c’était pour moi que vous aviez entrepris un long voyage.

DERVILLE.

Il est vrai que, pendant cette longue traversée, l’espérance de voir un parent aussi aimable que vous a souvent soulagé mon cœur ; mais, hélas ! c’est une autre personne que je cherchais. C’est en débarquant à Rochefort que j’ai appris le malheur qui doit faire gémir en même temps toute la famille.

Il tire son mouchoir.

PAVARET, en tirant son mouchoir.

Ah ! certainement, toute la famille !

LASAUSSAYE.

Quel malheur donc ?

DERVILLE.

Ce pauvre M. Dorval !...

PAVARET.

C’était un si galant homme !

LASAUSSAYE, tirant aussi son mouchoir.

Ah ! ah ! ah ! vous avez bien raison. Pourquoi renouveler mes douleurs ?

PAVARET.

C’est ce que je vous ai dit tout le long de la route, mon cher client ; à quoi sert-il de s’affliger ?

MONTRICHARD.

J’ai fait ce que j’ai pu pour le sauver.

DERVILLE.

Je le sais ; mais le pauvre homme avait à mourir ; et s’il avait dû être sauvé, c’était certainement par le docteur Montrichard, un homme dont la réputation s’étend jusque dans l’autre monde.

PAVARET.

Oui, jusqu’à Saint-Domingue.

MONTRICHARD.

Ah ! vous êtes trop bons, messieurs.

DERVILLE.

Je sais également les soins, les peines, les embarras que mon cousin a pris pendant sa maladie et depuis sa mort ; et c’est pour vous témoigner à tous deux ma reconnaissance que j’ai précipité mon voyage.

LASAUSSAYE.

Il ne fallait pas vous donner cette peine-là.

DERVILLE.

Je sais aussi qu’il n’a pas fait de testament.

LASAUSSAYE.

Non ; nous n’avons pas trouvé de testament.

DERVILLE.

Mais je n’en acquitterai pas moins les dettes de son cœur ; et ni vous, ni monsieur, n’aurez à vous plaindre de moi.

PAVARET.

Non, vous n’aurez pas à vous plaindre de lui.

LASAUSSAYE.

Monsieur... mon cher cousin, assurément je n’en doute pas.

À part.

Qu’est-ce qu’il veut donc dire ?

DERVILLE.

Il a dû vous parler bien souvent de moi ?

LASAUSSAYE.

Jamais.

DERVILLE.

C’est singulier.

PAVARET.

Oui, c’est fort extraordinaire.

DERVILLE.

Mais regardez-moi bien ; vous devez trouver quelque ressemblance entre lui et moi ?

LASAUSSAYE.

Pas du tout.

PAVARET.

Qu’en pensez-vous, docteur ?

MONTRICHARD.

Pardonnez-moi ; il y a quelque chose.

PAVARET.

Ah ! l’on se ressemble de plus loin.

LASAUSSAYE.

Ah ! sans doute ; vous êtes peut-être cousin issu de germain... peut-être germain... peut-être neveu comme moi ?

PAVARET.

Il est mieux que cela.

LASAUSSAYE.

Et quoi donc ?

PAVARET.

Son fils.

LASAUSSAYE.

Son fils !

MONTRICHARD.

Son fils !

PAVARET.

Son propre fils.

DERVILLE.

Il était mon père.

LASAUSSAYE.

Ne vous l’avais-je pas bien dit ? c’est un fripon.

DERVILLE.

Plaît-il, mon cher cousin ?

LASAUSSAYE.

Je dis que probablement vous vous trompez sur votre naissance, car mon cher oncle n’a jamais été marié.

DERVILLE.

Il est trop vrai.

PAVARET.

Non, jamais il n’a été marié.

LASAUSSAYE.

Vous voyez donc bien...

PAVARET.

Mais mon ami n’en est pas moins son fils.

LASAUSSAYE.

Ah ! il est fort, celui-là, par exemple.

DERVILLE.

Pourquoi me rappeler les fautes de ma mère ?

PAVARET.

Pauvre femme ! elle adorait ce cher Dorval ; et lui, de son côté, comme il l’aimait ! il lui avait fait une promesse de mariage ; il l’appelait sa chère Espagnole. Elle était de la partie espagnole de Saint-Domingue.

LASAUSSAYE.

Ah ! ce serait cette Espagnole !...

DERVILLE.

Quel fut son désespoir quand il fut obligé de repasser les mers !

PAVARET.

Elle en est morte de chagrin, la pauvre créature.

LASAUSSAYE.

Voilà ce que c’est. Je m’étais toujours bien douté que mon oncle ayant été aussi libertin dans sa jeunesse, il se présenterait quelque rejeton... mais, Dieu merci ! cela ne m’inquiète pas. Ainsi vous êtes son fils, mais vous n’êtes pas son fils légitime.

DERVILLE.

Hélas, non !

PAVARET.

Ah ! mon Dieu, non. Les parents n’ayant pas été mariés, il est dans la classe de ceux qu’en justice nous nommons enfants naturels.

MONTRICHARD.

Et que vulgairement on appelle...

LASAUSSAYE.

Bâtards. Enchanté de vous voir, assurément ! Je vous prie de croire que nous n’aurons pas de contestation ensemble pour la pension alimentaire...

DERVILLE.

Qu’est-ce que vous dites donc, à votre tour ?

LASAUSSAYE.

Je dis que je suis trop galant homme, trop bon parent, pour ne pas me faire un devoir de fixer la pension alimentaire.

PAVARET.

Vous oubliez apparemment que vous parlez devant un avocat ?

LASAUSSAYE.

Il n’est pas question d’avocat ici.

PAVARET.

Et un avocat qui sait son métier.

LASAUSSAYE.

Qui sait son métier, qui sait son métier ; c’est ce qui n’est pas prouvé.

PAVARET.

Comment, ce qui n’est pas prouvé ! ah ! je vous le prouverai, moi, mon petit collatéral ! Mille pardons de l’emportement, cher docteur ; mais vous savez que nous, qui cultivons les lettres et les sciences, nous ne nous connaissons plus quand on attaque notre amour-propre.

MONTRICHARD.

À qui le dites-vous ? Eh ! mon Dieu, je me reconnais-là. Mais revenons à la question.

PAVARET.

Il n’y en pas de question. Par la loi des cinq et douze brumaire an deux, comme par la jurisprudence de tous les tribunaux, les enfants naturels sont appelés à la succession des pères et mères. En conséquence, un bâtard, tout bâtard qu’il soit, exclut les neveux, nièces, cousins, cousines, arrière-neveux, arrière-cousins et tous collatéraux, si prochains qu’ils puissent être du décédé. Or, monsieur est neveu, monsieur est fils naturel ; partons des principes et tirons des conséquences : monsieur exclut monsieur ; et la succession sur laquelle comptait monsieur appartient à monsieur. Je crois que voilà de la logique.

MONTRICHARD.

Excellente logique.

LASAUSSAYE.

Et cette logique ordonnerait que je fusse dépouillé d’une succession... C’est fort malhonnête.

PAVARET.

Pour les neveux ; mais pour les enfants, rien de plus honnête, rien de plus juste ; car enfin, soyons conséquents, j’en reviens toujours là : est-ce ma faute à moi si mon père n’a pas épousé ma mère ?

MONTRICHARD.

Il raisonne comme un ange.

LASAUSSAYE.

Oui, comme un ange ; mais en ce cas-là, vous n’êtes pas son fils !

DERVILLE.

Je ne suis pas son fils !

LASAUSSAYE.

Non, vous ne l’êtes pas. Vous me prenez donc pour un imbécile. Eh ! que diable, nous connaissons le monde et la géographie. Quelles sont les femmes qu’on n’épouse pas dans ce pays-là ? Des négresses. Or, monsieur n’est pas le fils d’une négresse peut-être ?

MONTRICHARD.

Vous n’avez donc jamais lu Paul et Virginie ?

DERVILLE.

Sait-il lire, notre cousin ?

PAVARET.

Il ne paraît pas très fort en littérature.

MONTRICHARD.

Vous verrez qu’il n’y a pas de créoles.

PAVARET.

Et des créoles charmantes.

MONTRICHARD.

Et des femmes plus aimables, plus coquettes que nos Françaises.

PAVARET.

Oh ! plus, c’est un peu fort, mais autant pour le moins. Il n’est pas mal, non plus, mon jeune ami ; ils sont tous comme cela, ces enfants de l’amour.

DERVILLE.

Je serais désespéré d’être obligé d’en venir aux voies de rigueur, moi qui comptais être si bien avec vous, mon cher cousin.

LASAUSSAYE.

Je ne suis pas votre cousin.

MONTRICHARD.

Doucement, doucement donc, monsieur de Lasaussaye ; on se rend malade en se mettant de la sorte en colère.

LASAUSSAYE.

C’est qu’il est inconcevable, c’est qu’il est incroyable... Comment, vous donnez là dedans, vous, monsieur Montrichard, avec votre expérience et vos études !

MONTRICHARD.

C’est qu’il serait impossible qu’on se présentât avec cette assurance...

PAVARET.

Et vous verriez qu’un avocat comme moi, qui jouis à Rochefort d’une certaine réputation de talent et de probité, se serait déplacé...

MONTRICHARD.

S’il n’avait des preuves, des titres...

PAVARET.

Que nous ne serons pas embarrassés de produire en temps et lieu...

LASAUSSAYE.

Vous parlez de preuves, de titres ? mais j’ai trouvé ce matin toute la correspondance de mon oncle, et c’est là que je trouverai la preuve de l’imposture, de la fraude, de la ruse. Ah ! nous verrons, nous verrons, sa maison n’est qu’à deux pas. Un cousin, un fils, un bâtard, un diable, que je ne veux pas reconnaître, que je ne reconnaîtrai pas. Il m’en aurait parlé, mon cher oncle ; il était si bavard ! Attendez-moi, je reviens.

Il sort.

MONTRICHARD.

Surtout, M. Lasaussaye, ne tardez pas.

 

 

Scène IX

 

MONTRICHARD, PAVARET, DERVILLE

 

PAVARET.

Il est très vif.

DERVILLE, à Pavaret.

S’il allait rapporter, en effet, des papiers ?

PAVARET, à Derville.

Point d’inquiétude, je trouverai remède à tout.

Haut.

Je vois avec peine, par l’emportement de ce jeune homme, que nous serons réduits à plaider, et cela m’afflige ; car je n’aime pas plus les procès... que vous n’aimez les malades, cher docteur.

MONTRICHARD.

Ah ! j’entends bien ; mais cet héritage est si considérable. Il est tout naturel qu’on soit jaloux de le conserver.

PAVARET.

Je me suis laissé dire dans la ville que cet héritage devenait d’autant plus précieux pour Lasaussaye, qu’il lui valait la main d’une personne charmante, votre nièce. Serait-il vrai, docteur ?

MONTRICHARD.

Il est certain que me trouvant créancier de la succession... car Lasaussaye me devait...

PAVARET.

La mort de son oncle ; c’est évident. Eh bien ?

MONTRICHARD.

Je lui avais proposé...

DERVILLE.

Sans avoir l’avantage de connaître votre adorable nièce, permettez-moi de vous dire que je me ferais un devoir d’acquitter...

PAVARET.

Oui, mais peut-être est-elle amoureuse de Lasaussaye ?

MONTRICHARD.

Ah ! mon Dieu ! non, pas du tout ! Entre nous, il n’est pas trop fait pour inspirer une passion.

PAVARET.

En effet, pour plaire, ce Lasaussaye a vraiment besoin de la succession ; tandis que mon client, sans la succession, serait encore assez aimable...

MONTRICHARD.

Oh ! la fortune ne gâterait rien. Mais, comme vous dites, monsieur paraît fort aimable... Ah ! voici M. de Lasaussaye. Déjà !

DERVILLE.

Je tremble.

PAVARET.

Il n’a pas été longtemps.

 

 

Scène X

 

MONTRICHARD, PAVARET, DERVILLE, LASAUSSAYE

 

LASAUSSAYE.

Je ne vous ai pas fait attendre, j’espère ; ce matin j’avais parcouru tous les papiers de mon oncle, et je savais bien que je trouverais... Allons au fait ; car j’ai laissé chez mon oncle deux ou trois de ses amis intimes, à ce qu’ils disent, qui viennent me demander de l’argent qu’il leur devait, à ce qu’ils disent encore ; et le juge de paix qui m’attend pour ses opérations.

PAVARET.

Oh ! il ne faut pas que cela vous gêne ; mon client se chargera d’arranger tout cela quand il sera reconnu héritier.

LASAUSSAYE.

Non je veux lui laisser l’héritage dégagé de toute espèce d’embarras.

PAVARET.

Et comme nous serons peut-être forcés de faire apposer de nouveau les scellés...

DERVILLE, à part.

Je ne sais, son air goguenard ne me présage rien de bon.

MONTRICHARD.

Eh bien ! qu’avez-vous trouvé dans les papiers de votre oncle ?

LASAUSSAYE.

La preuve que ces messieurs ont dit vrai ; oh ! je suis forcé d’en convenir.

MONTRICHARD.

Il en convient.

PAVARET.

Là, voyez-vous ?

DERVILLE, à Pavaret.

Aurions-nous rencontré juste, par hasard, en voulant le tromper ?

LASAUSSAYE.

Mon oncle a fait la cour en Amérique à une jeune personne charmante.

PAVARET.

Une Espagnole, Dona...

LASAUSSAYE.

Thérésina Velascos.

PAVARET.

Thérésina Velascos, précisément. Il ne l’a pas épousée...

LASAUSSAYE.

Mais il lui avait fait une promesse de mariage.

PAVARET.

Il en a eu un enfant.

LASAUSSAYE.

Unique, qui doit avoir à présent... vingt-deux ans.

PAVARET.

Justement, l’âge de mon client.

DERVILLE.

Par conséquent, nous n’aurons pas de procès.

LASAUSSAYE.

Ah ! mon Dieu ! non ; il ne peut pas y avoir matière à procès.

PAVARET.

Je ne vous le conseillerais pas.

MONTRICHARD.

Ah çà, vous avez donc trouvé dans la correspondance quelques lettres ?...

LASAUSSAYE

J’ai trouvé mieux que cela.

PAVARET.

Et quoi donc ?

LASAUSSAYE.

L’acte de naissance de l’enfant.

PAVARET.

Ah ! ah !

LASAUSSAYE.

Je l’ai pris avec moi pour vous en faire part ; le voici.

PAVARET.

Et cet acte prouve jusqu’à l’évidence...

LASAUSSAYE.

Que l’enfant... est une fille.

MONTRICHARD.

Oh ! oh !

DERVILLE.

Une fille !

PAVARET.

Une fille !

LASAUSSAYE, lui donnant l’acte.

Oui, oui, une fille. Tenez, lisez, docteur. Ah ! vous voilà bien déconcertés !

DERVILLE, à Pavaret.

Tu vois à quoi tu m’exposes !

PAVARET, fort en colère, à Derville.

Monsieur, que veut dire ceci, s’il vous plaît ? Que signifie le personnage que vous faites jouer à un galant homme comme moi, devant des personnes aussi recommandables que ces messieurs ?

DERVILLE.

Comment ! quoi ?... En voici bien d’un autre, à présent.

MONTRICHARD.

Quel singulier ton il prend avec son camarade !

LASAUSSAYE.

Prétendrait-il nous faire croire qu’il ne s’entendait pas avec lui ?

PAVARET.

Me faire quitter ma famille, mes clients, la ville de Rochefort, où je suis estimé, chéri, honoré, pour me faire huer, mépriser, bafouer, et déshonorer à Joigny ! m’exposer à rougir devant un homme célèbre comme le docteur Montrichard ! Ce n’est pas que, puisqu’il existe une fille, si nous voulons être conséquents, M. Lasaussaye en soit plus héritier.

LASAUSSAYE.

Ah ! pour cet article, c’est une affaire qui reste à examiner ; car enfin il n’est pas prouvé que cette fille existe encore, et j’espère que la Providence aura permis qu’il lui soit arrivé quelque accident ; moi, j’ai toujours compté sur la Providence. D’ailleurs vous n’avez pas sa procuration ; d’ailleurs rien ne peut être prouvé là-dessus ; ce qu’il y a de prouvé, c’est que vous avez pris un nom et une qualité qui ne vous appartenaient pas ; ainsi vous n’aurez point mon héritage ; ainsi il ne tiendrait qu’à moi de vous faire un mauvais parti ; ainsi vous allez me faire le plaisir de vous en aller sur-le-champ. Vous voyez que je sais tirer des conséquences aussi-bien que vous, monsieur l’avocat.

MONTRICHARD.

Ah çà, laissez là vos conséquences, et tâchez de m’expliquer...

DERVILLE.

Oui, certainement, je partirai. Je quitte cette maison, non pas pour vous, de qui je n’ai pas d’ordre à recevoir, mais par respect pour le maître de ce logis, pour l’oncle de cette charmante Constance, que je me reproche d’avoir trompé.

PAVARET.

Non, monsieur, vous ne partirez pas. Ne souffrez pas qu’il s’éloigne, docteur ; je suis intéressé comme vous à pénétrer ce mystère.

À part.

Le diable m’emporte si je sais où tout cela nous conduit.

MONTRICHARD.

Monsieur l’avocat a raison, c’est une affaire qui ne peut pas se terminer de la sorte.

LASAUSSAYE.

Oui, vous voulez approfondir ceci ; c’est bien fait. Mais, comme je vous le disais, les gens d’affaires de la succession m’attendent chez mon oncle ; je les aurai bientôt expédiés. Je reviens, je reviens tout à l’heure. Ah ! vous êtes bien fins, messieurs ! mais Guillaume de Lasaussaye l’est bien autant que vous ! Une fille, oui, une fille. Ah ! vous ne vous attendiez pas celui-là !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

MONTRICHARD, PAVARET, DERVILLE

 

DERVILLE, à Pavaret.

Que veux-tu faire ?

PAVARET, bas à Derville.

Je n’en sais rien ; mais reste.

MONTRICHARD.

Répondez, jeune homme : quel était votre but en vous introduisant ici comme héritier ?

PAVARET.

Oui, quel était votre but ? parlez ; monsieur le docteur a droit de vous faire toutes ces questions.

DERVILLE.

Comment ! tu veux...

PAVARET.

Et ensuite... Allons... monsieur Montrichard est porté à vous pardonner... il est si rempli d’indulgence ! Non pas que je prétende vous justifier... Ah ! loin de moi... mais enfin la nature et l’amour qui toujours dans un cœur sensible...

MONTRICHARD.

La nature et l’amour... je n’entends rien à ce que vous me dites.

PAVARET.

Vous n’y entendez rien !

À part.

Ma foi, ni moi non plus.

DERVILLE, à part.

Ni moi non plus.

PAVARET.

Mais aussi, qui diable se serait attendu que l’enfant naturel de ce monsieur Dorval fût une fille ?

 

 

Scène XII

 

MONTRICHARD, PAVARET, DERVILLE, MADAME SAINT-HILAIRE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Tenez, tenez, madame ; sont-ce là les personnes que vous demandez ?

MADAME SAINT-HILAIRE.

Précisément, ce sont elles. Eh bien ! monsieur l’avocat, il faut donc que je vienne vous chercher jusqu’ici ! monsieur est sans doute le maître de la maison ? Mille pardons, si je m’introduis aussi librement chez vous ; mais en vérité cela est inconcevable : le conducteur s’impatiente, la diligence va partir.

PAVARET.

La diligence va partir...

MONTRICHARD.

Qu’est-ce que c’est que cette dame-là ?

PAVARET.

C’est une très aimable dame, docteur ; une artiste dramatique, pleine de talents, bien en état de jouer plus d’un rôle... Oh ! oui.

À part.

Mais quel trait de lumière !...

À part à Derville et à madame Saint-Hilaire.

Nous sommes sauvés, si madame le veut.

Au docteur.

Mille pardons de vous avoir importuné si longtemps, docteur.

Haut à Derville.

Après ce qui vient de se passer, monsieur, rien de commun désormais entre nous.

Bas à Derville.

Suis-moi.

Haut au même.

Ne me suivez pas.

À madame Saint-Hilaire en l’emmenant.

Venez, venez, belle dame.

MADAME SAINT-HILAIRE, en s’en allant.

Il est vraiment original.

Elle sort avec Pavaret.

MONTRICHARD, à Derville.

Pourriez-vous bien m’expliquer...

DERVILLE.

Ma foi, expliquez-le-moi vous-même ; car, dans tout ce qu’il m’a dit, je ne vois... Votre très humble serviteur, docteur.

Il sort.

MONTRICHARD.

Mais écoutez-moi donc ! écoutez-moi donc ! Le voilà parti. Quelle singulière aventure ! Suivons ces gens-ci, voyons Lasaussaye... Et mes pauvres malades ! ce sont eux qui souffriront de tout cela.

Il sort.

ANDRÉ.

Soyez tranquille, monsieur ; faites vos affaires ; vos malades ne sont-ils pas faits pour prendre patience ?

 

 

ACTE IV

 

La scène se passe dans l’auberge. Une porte de cabinet à la droite de l’acteur.

 

 

Scène première

 

ROUGEAU, MADAME SAINT-HILAIRE, PAVARET, DERVILLE

 

PAVARET.

Trois quarts d’heure, cher conducteur, trois quarts d’heure, pas davantage.

ROUGEAU.

Les relais sont arrivés à dix heures ; moi, je tiens beaucoup à ma place ; me voilà compromis.

DERVILLE.

Pas du tout ; je prodiguerai tellement les pourboire aux postillons...

PAVARET.

Qu’on ne s’apercevra pas du retard.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Moi, c’est mon mari qui m’inquiète : oui ; cela vous fait rire ; mais je l’aime véritablement, ce cher homme.

PAVARET.

Je n’en doute point ; j’ai vu autant de bons ménages dans les coulisses que dans le monde.

ROUGEAU.

Il y a un quart d’heure qu’il est parti à pied pour prendre les devants, espérant que la diligence le rattraperait bientôt.

PAVARET.

Eh bien ! il n’y a pas de mal à cela ; vu son embonpoint, il faut qu’il fasse de l’exercice.

DERVILLE.

Il va faire du chemin, s’il marche toujours en nous attendant.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Heureusement il n’est jaloux que par accès ; et il est de l’intérêt de mon amour d’entretenir un peu sa jalousie ; mais ce pauvre ami, il me semble que je le vois sur la route, tout essoufflé. Au moins, puisque vous voulez, et que je consens à me prêter à vos desseins, ne perdons pas de temps.

ROUGEAU.

Non, ne perdez pas de temps. Trois quarts d’heure, ni plus ni moins ; je vais parler aux postillons, et vous me retrouverez dans la salle à manger.

PAVARET.

C’est la place d’un bon conducteur.

 

 

Scène II

 

MADAME SAINT-HILAIRE, PAVARET, DERVILLE

 

PAVARET.

La petite servante d’auberge est allée porter ma lettre à Lasaussaye ; il ne peut manquer de se rendre à mon invitation. As-tu remarqué le feu, l’éloquence, qui caractérisent le véritable orateur ?

DERVILLE.

Quel bonheur ! que cette petite Magdelon se trouve l’amante d’André, le valet du docteur ! ce nigaud peut nous être utile.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Savez-vous que je ne laisse pas que d’être fort embarrassée ? Je ne suis engagée que pour les soubrettes, et vous me faites jouer une amoureuse !

PAVARET.

Un vrai talent se plie à tous les genres.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Et puis, improviser !

PAVARET.

Est-ce que vous n’avez jamais joué des proverbes ?

MADAME SAINT-HILAIRE.

Quelquefois. Heureusement j’ai ce petit air américain de cet opéra-comique...

PAVARET.

Prenez bien votre temps pour le chanter.

 

 

Scène III

 

MADAME SAINT-HILAIRE, PAVARET, DERVILLE, MAGDELON

 

MAGDELON.

Voilà monsieur de Lasaussaye ; il marche sur mes pas.

PAVARET.

Vous n’avez pas oublié de lui parler de la grande dame arrivée dans votre auberge ?

MAGDELON.

Oh ! que non ; dans un bel équipage, avec deux femmes-de-chambre, dont une négresse ; comme aussi le nègre en courrier qui était venu un quart d’heure auparavant retenir notre plus bel appartement et nos meilleurs lits ; et, en passant, j’ai donné le mot au garçon d’écurie ; il va lui faire remarquer une berline sous la remise, et sur la porte un nègre, musicien de ce régiment qui prend l’étape à Joigny ; ce sera la voiture, ce sera le laquais de madame.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Des voitures ! des laquais ! et je suis arrivée par la diligence.

PAVARET.

Cela ne nous coûte rien à nous autres auteurs et comédiens.

MAGDELON.

Cependant, grâce à quelques mots de douceur à mon André, je vous ai ménagé un rendez-vous avec la nièce du docteur, mon officier : on vous attend.

PAVARET.

Allons, mon ami, de concert avec la belle, précipite-toi aux genoux du docteur. Les grands sentiments, la passion, tes lettres de recommandation, tes espérances de fortune, de grands compliments sur son mérite ; invite-le à souper pour ce soir : tous les médecins sont gourmands. Vous, belle dame, à votre toilette ; le demi-deuil, le négligé galant, les grands airs, la coquetterie, le petit air américain au signal convenu. Vous, petite, vous commencez l’attaque ; je vous ai fait votre leçon.

MAGDELON.

Soyez tranquille ; j’en ai attrapé de plus fins que Lasaussaye. Le voici, entrez dans ce cabinet ; monsieur l’officier trouvera un escalier dérobé qui conduit dans la rue.

 

 

Scène IV

 

LASAUSSAYE, MAGDELON

 

LASAUSSAYE, très pensif.

Que diable veut dire ceci ? cette berline, ce nègre, cette dame descendue tout à l’heure dans l’auberge... Ce qu’on craint, comme ce qu’on désire, on croit toujours le voir arriver. Cette découverte d’une fille de mon oncle... Cette lettre pleine de repentir, par laquelle l’avocat de Rochefort me demande un entretien... Il faut donc qu’il ne soit pas d’accord avec ce prétendu cousin... Ma foi, tout cela me donne furieusement à penser.

MAGDELON.

Ah ! vous voilà ; je cours avertir la personne qui vous a donné rendez-vous.

LASAUSSAYE.

Un moment, un moment, petite.

À part.

Tâchons de faire jaser cette servante.

MAGDELON.

Ah ! oui, j’ai bien le temps de m’arrêter, ma foi, avec le monde que nous avons !

LASAUSSAYE.

Oui, il vient de vous arriver encore un équipage, m’avez-vous dit.

MAGDELON.

À six chevaux.

LASAUSSAYE.

Une jeune dame ?

MAGDELON.

Fort gentille et bien avenante.

LASAUSSAYE.

En deuil ?

MAGDELON.

Comme tous ses gens.

LASAUSSAYE...

Et vous n’avez pas pu savoir le motif de son voyage ?...

MAGDELON.

Nous conviendrait-il dans notre état de nous mêler des affaires des voyageurs ? J’ai bien entendu parler d’héritage, de cousin, d’Amérique, de M. Dorval, de vous.

LASAUSSAYE.

De moi ?

MAGDELON.

C’est comme encore cet homme qui veut vous parler, et qui a presque fait une scène dans la rue, en se disputant avec un jeune officier.

LASAUSSAYE.

En vérité ?

MAGDELON.

Et qui avait un air si pénétré, en demandant une plume pour vous écrire. Mon devoir, mon honneur, disait-il. Si on était curieux comme tant d’autres on pourrait chercher à savoir... mais, fi donc ! Le voilà : je vous laisse, et je vais à mon ouvrage.

LASAUSSAYE.

Comment diable ! l’avocat aurait-il en effet été trompé comme nous ?

 

 

Scène V

 

PAVARET, LASAUSSAYE

 

PAVARET, d’un air composé.

Mille pardons de la peine que je vous cause.

LASAUSSAYE.

Ah ! c’est donc vous qui m’avez fait prier, par une belle lettre, de passer ici.

PAVARET.

Moi-même.

LASAUSSAYE.

Eh bien ! voyons, que me voulez-vous ?

PAVARET.

Il s’agit toujours de l’affaire pour laquelle j’ai été vous chercher jusque chez le docteur Montrichard.

LASAUSSAYE.

Eh bien ! voyons, qu’avez-vous à me dire sur cette affaire ?

PAVARET.

D’abord, que j’ai de fortes raisons de croire que l’homme avec qui vous m’avez vu tantôt est un fripon.

LASAUSSAYE.

Non, c’est un honnête homme peut-être, et vous aussi sans doute.

PAVARET.

Je vous pardonne de douter de ma probité ; les apparences sont tellement contre moi... Mais n’importe, quelque humiliation que je doive recevoir, je n’en remplirai pas moins mon devoir. Oui, monsieur, autant vous m’avez vu ardent à soutenir les intérêts de ce jeune homme tant que je l’ai cru fondé en droit, autant vous m’allez voir ardent à vous défendre, à vous protéger. J’ai trop à cœur de rétablir aux yeux des habitants de Joigny une réputation dont, grâce au ciel, les gens de Rochefort n’ont jamais douté.

LASAUSSAYE.

Je veux bien le croire, mais enfin...

PAVARET.

J’ai de la finesse, une grande habitude des affaires ; mais que peut tout l’esprit du monde contre des fripons qui vous trompent ?

LASAUSSAYE.

Au fait, ce militaire, ce jeune homme...

PAVARET.

C’est une aventure fort extraordinaire, il m’a tout avoué. Il vient effectivement d’Amérique. Sur le vaisseau dans lequel il s’était embarqué se trouvait en même temps une jeune personne charmante ; dans la traversée, elle raconte aux passagers son aventure ; elle est la fille naturelle de Jérôme Dorval ; elle a vingt-deux ans, elle se nomme Thérésina Dorval ; enfin toute l’histoire que vous savez, car cette jeune personne est véritablement votre cousine.

LASAUSSAYE.

Ma cousine ! Après.

PAVARET.

Eh bien ? monsieur, ce jeune homme débarque à Rochefort ; il sait que, bien loin que vous soyez instruit du sexe du véritable héritier, vous ignorez même que cet enfant existe ; une maladie, en apparence assez grave, retient la jeune personne à Rochefort ; il vient me trouver, moi, homme à talent, sans vanité ; il me présente sa cause sous l’aspect le plus honorable ; il s’agit de faire reconnaître un véritable héritier : il me montre des papiers, des lettres originales (apparemment il avait eu l’art de les soustraire à l’héritière pendant le passage.) Il faut partir sur-le-champ pour Joigny, me dit-il ; il sentait que d’un moment à l’autre la ruse pouvait être découverte. Quel était son espoir ? Peut-être de s’amuser, de rire à vos dépens : les jeunes gens sont si extravagants ! peut-être de vous tirer quelque argent : les hommes sont si entreprenants quand il s’agit de leurs intérêts ! Honnête et simple comme je le suis, je m’enflamme d’un beau zèle ; la gloire a tant d’appas pour moi !... Je pars, nous arrivons à Joigny. Vous avez été témoin de la scène désagréable à laquelle il m’a exposé devant vous chez le docteur Montrichard. Outré d’indignation, je le presse, je l’attaque avec cet accent du cœur qui n’appartient qu’à nous autres orateurs ; il s’attendrit, il se jette dans mes bras, il me fait les aveux que je viens de vous révéler ; nous arrivons à la porte de cette auberge. Au moment où nous entrons, une berline à six chevaux s’arrête ; une jeune dame élégante et svelte saute légèrement à terre ; mon jeune homme la regarde, pousse un cri, s’enfuit. Je m’élance à sa poursuite, je l’atteins, je l’interroge ; que m’apprend-il ? que cette jeune dame est la personne avec laquelle il a repassé en France, dont il a tiré ces renseignements, de l’absence de laquelle il voulait profiter ; en un mot la fille naturelle et unique de Jérôme Dorval, votre oncle, et par conséquent son unique héritière.

LASAUSSAYE.

Ah ! mon Dieu !

PAVARET.

Étonné, confondu, je ne peux cependant m’empêcher d’admirer la Providence, qui ne permet pas qu’une mauvaise action s’accomplisse ; de la remercier de m’avoir arrêté sur les bords du précipice ; et soudain, inspiré par ma conscience, je m’empresse de vous avertir ; trop heureux si par ces éclaircissements je parviens à réparer le tort involontaire que j’ai pu vous causer, et si j’épargne quelques chagrins à un galant homme comme monsieur de Lasaussaye.

LASAUSSAYE.

Est-il possible ? Eh quoi ! cette fille dont ce matin encore j’ignorais l’existence, elle serait vivante ! elle serait ici ! Ah ! oui, oui, rien de plus vraisemblable. Les rapports de la petite servante, cette berline, certains discours de mon oncle même, que je me rappelle... Il me l’avait bien dit dans la dernière visite que je lui fis. Ah ! l’on ne s’attend pas à ce qui arrivera après ma mort.

PAVARET.

Il vous avait dit cela.

LASAUSSAYE.

Ah ! mon Dieu, oui... il était malin comme un démon... Quel parti prendre ?

PAVARET.

Voyez, réfléchissez ; vous avez sans doute quelque conseil, quelque homme de loi ?

LASAUSSAYE.

Oh ! mon Dieu, non ; d’ailleurs je suis pressé de jouir, et je crains les procédures comme tous les diables.

PAVARET.

Et vous n’avez pas tort ; il vaudrait mieux les prévenir.

LASAUSSAYE.

Oui, mais par quel moyen ? Monsieur, vous qui entendez si bien les affaires, dites-le-moi ; je suis si troublé !

PAVARET.

Puisque vous daignez m’accorder quelque confiance, moi, qui ai plus de sang-froid que vous, je vous dirai qu’il y aurait bien un moyen.

LASAUSSAYE.

Lequel ?

PAVARET.

Non, il n’y faut pas penser. Vous êtes trop amoureux de la nièce du docteur.

LASAUSSAYE.

Oh ! oui ; cependant chez un homme raisonnable, la passion n’est pas un obstacle... Voyons votre moyen.

PAVARET.

Non, vous êtes trop avancé avec Montrichard.

LASAUSSAYE.

Vous penseriez à un mariage avec ma cousine l’héritière ?

PAVARET.

Alors vous ne perdez rien ; vous confondez vos droits.

LASAUSSAYE.

J’entends bien ; mais comment sans se connaître...

PAVARET.

Deux parents font si vite connaissance ; je ne suis pas inquiet de votre côté. Si vous vous mettez en tête de lui plaire...

LASAUSSAYE.

Il est certain que si je... Savez-vous bien qu’on m’appelle le Lovelace de Villeneuve-sur-Yonne ?

PAVARET.

En vérité ?

LASAUSSAYE.

J’ai des mœurs cependant.

PAVARET.

Oh ! sans doute. La question est de savoir si elle vous conviendra.

LASAUSSAYE.

Pour la fortune d’abord, il est clair...

PAVARET...

Oui, mais son extérieur ?

LASAUSSAYE.

Un philosophe ne s’attache qu’à la beauté de l’âme.

PAVARET.

Son caractère, son esprit.

LASAUSSAYE.

Oh ! moi, j’ai un caractère si accommodant !

PAVARET.

Pour des talents, elle en a. La servante de l’auberge m’a dit qu’elle n’avait eu rien de plus pressé que de se faire monter un piano.

Il tousse. Ici on entend un prélude de piano.

Eh ! tenez, c’est elle que nous entendons.

LASAUSSAYE.

Comment ! son appartement...

PAVARET.

Est là.

LASAUSSAYE.

Chut, écoutons.

On entend chanter madame Saint-Hilaire, s’accompagnant sur le piano.

Air.

Jeunes et gentilles créoles,
Venir danser sous le palmier ;
Mais à promesses trop frivoles
Gardez-vous bien de vous fier ;
Car pour négresse accorte et vive
Plus d’un amant vous oublier ;
Joli minois, âme naïve,
Valoir bien un cœur tout entier.
Jeunes et gentilles créoles,
etc.

PAVARET.

C’est une chanson du pays.

LASAUSSAYE.

Elle est charmante. Je pourrais regarder par la serrure.

Il va regarder à travers la serrure.

Ah ! je ne peux pas la voir, elle est tournée contre la fenêtre ; mais elle a une taille délicieuse, ma foi.

 

 

Scène VI

 

PAVARET, LASAUSSAYE, DERVILLE

 

Derville dans le fond, Lasaussaye regardant par le trou de la serrure, et Pavaret au milieu.

DERVILLE, bas à Pavaret.

Pavaret.

PAVARET, bas à Derville.

C’est toi ! va-t’en.

DERVILLE, bas à Pavaret.

Deux mots.

PAVARET, bas à Derville.

Parle bas.

LASAUSSAYE, se retournant.

Vous avez raison ; parlons bas, prenons garde qu’elle n’entende.

DERVILLE, bas à Pavaret.

J’ai vu le docteur.

LASAUSSAYE.

Ah ! la voilà qui se tourne de mon côté.

DERVILLE, bas à Pavaret.

Pas moyen de lui faire entendre raison.

PAVARET, bas à Derville.

Nous l’apaiserons ; laisse-nous.

LASAUSSAYE.

Elle a vraiment une physionomie piquante.

PAVARET, à Lasaussaye.

Très piquante, n’est-il pas vrai ?

DERVILLE, bas à Pavaret.

Il m’a inhumainement congédié.

PAVARET, bas à Derville.

Je vous réconcilierai ; sors.

LASAUSSAYE.

Un petit air éveillé.

PAVARET, à Lasaussaye.

Éveillé, comme toutes les femmes des colonies.

DERVILLE, bas à Pavaret.

Que faire ?

PAVARET, bas à Derville.

Je me charge de tout, mais va-t’en.

LASAUSSAYE.

La voilà qui prend un livre.

PAVARET, à Lasaussaye.

La plus belle éducation.

DERVILLE, bas à Pavaret.

Si je lui faisais parler par quelqu’un de ses amis pour lesquels j’ai des lettres ?

PAVARET, bas à Derville.

Tout ce que tu voudras ; mais pars au plus vite : tout serait perdu si l’on nous surprenait.

Il pousse Derville dehors, et revient près de Lasaussaye.

 

 

Scène VII

 

PAVARET, LASAUSSAYE

 

LASAUSSAYE.

Vous avez raison ; il ne faut pas qu’on nous surprenne écoutant aux portes.

PAVARET.

Voix céleste, physionomie piquante, taille délicieuse ?

LASAUSSAYE.

Talents enchanteurs, fortune considérable !

PAVARET.

Je crois que vous ne devez pas hésiter...

LASAUSSAYE.

Un moment, ne précipitons rien. On a voulu me tromper une fois, je dois être sur mes gardes.

PAVARET.

J’espère que vous ne me soupçonnez pas...

LASAUSSAYE.

Vous pourriez être dupe comme moi.

PAVARET.

C’est le sort des honnêtes gens.

LASAUSSAYE.

Je me garderai de lui faire paraître le moindre doute ; mais je serais un véritable innocent, en supposant que je la trouvasse à mon gré, d’en venir à la conclusion, et de rompre avec la nièce du docteur sans avoir des preuves aussi claires que le jour. Elle est ma cousine, ou elle ne l’est pas. Il y a mille accidents qu’il faut prévoir ; car enfin je voudrais ménager les deux femmes de façon que l’une au moins ne pût me manquer.

PAVARET.

Malheureusement vous ne pouvez les épouser toutes les deux.

LASAUSSAYE.

Non, mais je puis retourner chez Montrichard, continuer à faire ma cour à la nièce, rassurer le docteur sur cette héritière, lui bien cacher qu’elle est à Joigny. Vous cependant qui offrez si généreusement de me rendre service...

PAVARET.

Qui m’en fais un devoir.

LASAUSSAYE.

Vous pourriez voir cette Américaine, la préparer à ma visite, la pressentir sur ses projets, sur mon amour, et moi, quand j’aurai bien calmé le docteur, je reviens achever votre ouvrage. Gardez-vous bien surtout de lui parler de mes engagements avec la nièce du docteur.

PAVARET.

Ce serait tout perdre.

LASAUSSAYE.

Ce n’est pas l’intérêt qui m’anime ; mais je m’étais accoutumé à regarder les biens de mon oncle comme devant m’appartenir, et je tiens à mes habitudes. Annoncez-moi, disposez-la en ma faveur ; je cours chez Montrichard.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

PAVARET, MADAME SAINT-HILAIRE

 

MADAME SAINT-HILAIRE, en demi-deuil élégant.

Est-il parti ?

PAVARET.

Oui ; mais il va revenir.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Comment me trouvez-vous ?

PAVARET.

À merveille. Je crois, Dieu me pardonne, que de temps en temps son intérêt lui donne de l’esprit. Rentrons dans votre appartement, concertons-nous de nouveau sur ce que nous devons lui dire ; mettons la servante aux aguets, pénétrez-vous bien de votre rôle. Jérôme Dorval, grand propriétaire au Cap ; Thérésina Velascos, la belle Espagnole, son amante : faite sonner bien haut vos habitations, vos négresses, vos sucreries, vos cafés, vos cargaisons, vos maux de mer, vos naufrages, vos ananas, vos perroquets, et tâchons de terminer glorieusement l’entreprise que nous avons si bien commencée.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PAVARET, LASAUSSAYE

 

PAVARET, sortant de la chambre de madame Saint-Hilaire et apercevant Lasaussaye.

Bon ! le voilà.

LASAUSSAYE.

Ah ! c’est vous ; il était temps, ma foi, que j’allasse chez le docteur ; cette découverte de l’acte de naissance l’inquiétait, et puis, dit-il, on est venu lui demander sa nièce en mariage.

PAVARET.

Et il ne vous a pas nommé la personne ?

LASAUSSAYE.

Il eût été fort embarrassé de me dire son nom ; c’est un conte qu’il m’a fait.

PAVARET.

Vous croyez ?

LASAUSSAYE.

J’en suis sûr. J’ai calmé ses inquiétudes ; il ne tient toujours qu’à moi de signer le contrat dès ce soir. Parlons de ma cousine.

PAVARET.

Je l’ai vue.

LASAUSSAYE.

Eh bien ?

PAVARET.

Je lui ai annoncé votre visite.

LASAUSSAYE.

L’avez-vous pressentie sur mes projets ? Lui avez-vous parlé de mariage, de mon amour ? Est-elle disposée en ma faveur ?

PAVARET.

Je prévois bien des difficultés.

LASAUSSAYE.

Vraiment !

PAVARET.

Ma mission était fort délicate.

LASAUSSAYE.

Vous ne lui avez donc parlé de rien ?

PAVARET.

Pouvais-je, dans une première entrevue...

LASAUSSAYE.

Eh ! mais sans doute, ont peut toujours parler.

PAVARET.

Au premier moment elle paraissait charmée de faire connaissance avec vous.

LASAUSSAYE.

C’est quelque chose.

PAVARET.

Elle parlait en fille reconnaissante des soins que vous avez donnés à son père.

LASAUSSAYE.

Je n’ai fait que mon devoir.

PAVARET.

Il paraît que votre oncle avait eu des projets d’union, d’hymen dans la famille, entre vous et elle.

LASAUSSAYE.

En vérité ?

PAVARET.

Il en avait parlé à sa fille dans ses lettres.

LASAUSSAYE.

Et pourquoi ne m’en avait-il jamais parlé, à moi ?

PAVARET.

Une surprise agréable qu’il voulait vous ménager peut-être. Voilà ce qu’il voulait vous faire entendre en vous annonçant un événement singulier...

LASAUSSAYE.

Eh oui ! vous avez raison ; quand j’y pense...

PAVARET.

Elle vous connaît d’ailleurs ; elle a votre portrait.

LASAUSSAYE.

Bah !

PAVARET.

Qu’elle a laissé à Rochefort.

LASAUSSAYE.

On ne m’a fait peindre qu’une fois, à dix ans, en Amour, présentant une branche de lilas à mon oncle pour sa fête.

PAVARET.

Apparemment votre oncle lui aura envoyé ce portrait.

LASAUSSAYE.

En effet, on ne l’a pas trouvé dans l’inventaire.

PAVARET.

Voilà ce que c’est.

LASAUSSAYE.

Mais tout ne va donc pas si mal que vous le dites ?

PAVARET.

Ah ! quand elle a su que vous étiez à Joigny, et qu’au lieu de la venir voir vous me députiez vers elle, elle a paru piquée, mais très piquée.

LASAUSSAYE.

Il ne fallait pas dire cela.

PAVARET.

Sous quel prétexte me présenter ?

LASAUSSAYE.

Ah ! c’est juste.

PAVARET.

D’après cela vous n’avez pas un moment à perdre.

LASAUSSAYE.

Il faut la voir au plus tôt... Mais c’est que je suis timide.

PAVARET.

Allons donc, le Lovelace de Villeneuve-sur-Yonne !

LASAUSSAYE.

Oh ! j’entends bien ; allons, décidons-nous.

PAVARET.

Tenez, la voilà.

LASAUSSAYE.

C’est elle. Elle a vraiment une jolie tournure.

 

 

Scène II

 

LASAUSSAYE, PAVARET, MADAME SAINT-HILAIRE

 

MADAME SAINT-HILAIRE.

Mademoiselle Fanny...

PAVARET, à Lasaussaye.

Mademoiselle Fanny, c’est sa femme-de-chambre.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Voyez donc ce que fait Domingo.

PAVARET, à Lasaussaye.

Domingo, c’est son nègre.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Si nous étions à Saint-Domingue, comme le commandeur l’aurait déjà châtié !

LASAUSSAYE, à Pavaret.

Faites-moi le plaisir d’entamer l’entretien.

PAVARET.

Volontiers. Mademoiselle...

MADAME SAINT-HILAIRE.

Qu’est-ce que c’est ?

PAVARET.

C’est monsieur votre cousin.

LASAUSSAYE.

Oui, ma chère cousine, c’est moi qui...

MADAME SAINT-HILAIRE.

Mon cousin ! M. de Lasaussaye ! Eh ! oui ; précisément, c’est lui-même. Quoique grandi considérablement et changé à son avantage, je le reconnais d’après le portrait que mon père m’a laissé. Tout mon dépit cède au plaisir de le voir. Commençons d’abord par nous embrasser, mon cher cousin.

LASAUSSAYE.

Ma chère cousine...

À Pavaret.

Voilà une réception assez encourageante.

PAVARET.

Quand je vous ai dit qu’elle était vive à l’excès.

MADAME SAINT-HILAIRE.

On ne m’avait pas trompée ; il est vraiment fort bien.

PAVARET.

Oh ! il ne fait pas déshonneur à la famille.

À Lasaussaye.

Vous l’entendez ?

LASAUSSAYE.

Pardon, si moi-même je ne me suis pas empressé d’accourir... les affaires d’une succession qui vous regarde... plus que moi...

À part.

Malheureusement !

MADAME SAINT-HILAIRE.

Laissons cela, mon cher cousin, je vous vois et j’ai tout oublié. Un accueil aussi familier vous surprendra sans doute. Nous avons des affaires très importantes à terminer, quelque temps peut-être à passer ensemble ; je dois donc sur-le-champ, et du premier abord, vous mettre au fait de mon caractère.

LASAUSSAYE.

Elle est charmante, en vérité.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Je suis vive, étourdie, mais bonne, sensible, aimante. Mon pauvre père ! comme je l’ai regretté ! comme je le regrette encore ! Ce fut lui qui pendant son séjour en Amérique, comme dans toutes les lettres qu’il m’écrivit, me fit l’éloge le plus pompeux de mon cousin Lasaussaye. C’est à ce témoignage honorable, c’est aux soins que vous lui avez prodigués, que vous devez mon accueil obligeant. J’ai de l’esprit, des manières engageantes, des grâces naturelles, une éducation cultivée ; je sais la musique, l’italien ; mais je suis exigeante, impérieuse : que voulez-vous ? j’ai été élevée en Amérique ; dès mon enfance j’ai été entourée de gens qui n’ouvraient la bouche que pour chanter mes louanges. Des habitations, des sucreries, des esclaves ; petite-fille de don Antonio-Sébastien Alvarès Velascos, gouverneur de la partie espagnole de Saint-Domingue... Vous avez en France des filles et des femmes de parvenus qui s’en font accroire, sans avoir eu, comme moi, cent négresses à leurs ordres.

LASAUSSAYE.

Et croyez que... dans cet hémisphère... vous trouverez également des serviteurs, des adorateurs.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Mais je l’espère ; la fortune de mon père, celle de ma mère, me mettent en état, grâce au ciel, de satisfaire mon penchant à la bienfaisance, et de faire le bonheur d’un galant homme, car je sens que je porte un cœur tendre.

LASAUSSAYE, à Pavaret.

Comme elle est franche !

PAVARET, à Lasaussaye.

On s’aperçoit que c’est la fille d’une personne qui a été très vive elle-même.

LASAUSSAYE.

À qui le dites-vous ?

MADAME SAINT-HILAIRE.

Vous comptiez sur cette succession, mon cher cousin ?

LASAUSSAYE.

Je ne vous le dissimulerai pas, ma cousine ; sensible et bienfaisant comme vous, il m’eût été bien doux de pouvoir exercer de simples vertus sans faste.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Quel rapport ! quelle sympathie ! Ah ! mon père me l’avait bien marqué dans toutes ses lettres !

LASAUSSAYE.

En vérité ? mon oncle vous aurait parlé de moi ?

PAVARET.

Vous avez à causer d’affaires de famille, je me retire.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Non, restez ; monsieur est mon cousin, mais il serait imprudent à moi... Libre et maîtresse de mes actions... Je dois apporter plus de scrupule dans ma conduite.

LASAUSSAYE.

Et votre présence nous est nécessaire. Monsieur est un avocat de Rochefort, très distingué, homme de bon conseil. Votre intention est sans doute de vous fixer en France, ma chère cousine ? Quels sont vos projets ?

MADAME SAINT-HILAIRE.

Ah ! ne m’interrogez pas là-dessus, mon cher cousin. C’est à présent surtout que je le regrette, ce tendre père ; car enfin, une jeune fille, sans parents, sans appui, peut-elle...

PAVARET.

Puisque vous avez désiré ma présence, permettez à un tiers, à une personne désintéressée, de se placer entre vous, et de parler pour l’un et pour l’autre ; l’oncle, le père que vous regrettez, avait des vues d’union, d’hymen dans la famille, m’avez-vous dit. Tous deux libres et vertueux, sensibles et bienfaisants, vous vous aimez ; vous voudriez en vain vous le dissimuler ; vous vous aimez. Qu’avez-vous à faire de mieux, que de confondre par un bon mariage tous vos droits à la succession.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Que dit-il ?

LASAUSSAYE.

Ah ! ma chère cousine ! il a été l’interprète de mes sentiments ; je vous adore.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Mais quels droits aurait-il donc à ma main, à cette succession ?

PAVARET.

Aucun fondé sans doute ; mais la succession n’est pas claire et liquide : il y a une foule de créanciers.

LASAUSSAYE.

Une foule véritablement.

PAVARET.

Que pourrait entendre à ces sortes d’affaires une jeune personne comme vous, arrivant d’Amérique, ignorant nos usages, nos lois ? Tandis que M. de Lasaussaye, homme d’esprit, plein d’expérience, qui entend les affaires comme un procureur, vous épargnera des peines, des embarras...

MADAME SAINT-HILAIRE.

Eh quoi ! dès la première entrevue !

PAVARET.

Mais vous êtes cousins, cousins germains, jeunes, dignes l’un de l’autre ; vous êtes vive, il est vif, je suis vif : voilà nécessairement comme nous devons mener les affaires.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Non, laissez-moi, je m’en veux de vous avoir écouté si longtemps. Vous allez me prendre pour une coquette... Je ne sais, en vérité, où j’en suis : c’est une proposition si brusque ; et cependant je ne dis pas qu’un jour... mais pour le moment, mon cher cousin, le trouble, la confusion, la pudeur... permettez-moi de me retirer ; nous parlerons de nos affaires dans un autre moment ; ne me suivez pas. Monsieur l’avocat, j’accepte avec plaisir vos conseils.

Elle rentre dans sa chambre.

 

 

Scène III

 

LASAUSSAYE, PAVARET

 

PAVARET.

Croyez-moi, ne lui laissez pas le temps de respirer, suivons-la, obtenons enfin un aveu.

LASAUSSAYE.

Elle est séduite et la succession me reste. Ainsi du silence sur mes engagements avec la nièce du docteur ; ainsi le plus grand secret avec le docteur sur mes engagements avec ma cousine ; ainsi je la suis pour ne pas lui laisser le temps de la réflexion.

Il suit madame Saint-Hilaire.

PAVARET.

C’est ce que vous avez de mieux à faire, et je vais avec vous...

 

 

Scène IV

 

DERVILLE, PAVARET

 

DERVILLE, arrêtant Pavaret.

J’ai fait parler au docteur, j’ai obtenu enfin une entrevue avec lui. Sans ses engagements avec Lasaussaye, il ne serait pas éloigné de m’accorder sa nièce. J’ai cru devoir lui annoncer que Lasaussaye songeait à un autre mariage ; sa colère s’est trouvée partagée entre nous deux. Jaloux de s’expliquer avec Lasaussaye, de faire expliquer sa nièce, il va venir ici même avec elle dans l’auberge.

PAVARET.

À merveille ! Qu’André le précède, et qu’en présence de nos gens il vienne annoncer la colère du docteur.

DERVILLE.

Mais je voudrais savoir...

PAVARET.

Eh ! va vite. J’entends Lasaussaye qui vient avec la fausse Américaine.

Derville sort.

 

 

Scène V

 

PAVARET, LASAUSSAYE, MADAME SAINT-HILAIRE

 

MADAME SAINT-HILAIRE.

Non, n’exigez pas davantage ; que voulez-vous de plus ? Je vous laisse espérer... Ah ! n’est-ce pas déjà trop annoncer la faiblesse de mon cœur ?

LASAUSSAYE.

C’en est assez en effet, ma chère cousine : oui, j’entends ce que cet aveu incertain m’annonce.

Il lui baise la main.

PAVARET.

Qu’il est touchant, le tableau d’un amour honnête et sentimental !

MADAME SAINT-HILAIRE.

Mais au moins vous m’assurez que votre cœur est libre ?

PAVARET.

Oh ! libre comme le vôtre, madame.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Qu’aucun autre engagement...

LASAUSSAYE.

Aucun, je vous le jure.

 

 

Scène VI

 

PAVARET, LASAUSSAYE, MADAME SAINT-HILAIRE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Voilà monsieur le docteur qui marche sur mes pas avec mademoiselle sa nièce. Oh ! mon Dieu ! comme il est en colère ! il sait que vous êtes ici occupé à ébaucher un autre mariage avec une Américaine.

LASAUSSAYE.

Veux-tu bien te taire ?

PAVARET.

Oh ! le bavard !

MADAME SAINT-HILAIRE.

Que dit-il ?

ANDRÉ.

Dame ! voilà ce qu’on vient de lui apprendre.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Qu’entends-je ! eh quoi ! c’est au moment où vous me déclarez votre amour, où vous m’assurez que votre cœur est libre...

LASAUSSAYE.

Permettez donc, ma chère cousine ; c’est un imbécile, il ne sait ce qu’il dit.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Joignez encore la fausseté à la perfidie ! C’en est fait, je ferai valoir mes droits : nous plaiderons.

Elle fait quelques pas pour sortir.

PAVARET.

Ah ! mon Dieu, un procès !

LASAUSSAYE.

Quel parti prendre ?

PAVARET.

Que risquez-vous de vous déclarer pour la belle cousine ? Vous ne teniez pas infiniment à la nièce du docteur, puisque vous y aviez renoncé d’avance.

LASAUSSAYE.

En effet ; je me décide. Ma chère cousine, arrêtez de grâce.

MADAME SAINT-HILAIRE.

Je n’écoute rien.

LASAUSSAYE.

Si j’avouais mes torts, si je m’en repentais, si je vous disais qu’ignorant votre arrivée, votre existence même, pressé par le docteur Montrichard, j’avais pris avec lui des engagements auxquels je renonce.

PAVARET.

Ah ! voilà quelque chose ; et si vous l’aimez véritablement, comme vous l’avez dit...

MADAME SAINT-HILAIRE.

Eh quoi ! monsieur l’avocat, un homme de votre âge, de votre caractère, d’un état grave comme le vôtre, prendre la défense d’un volage ! d’un fourbe !...

PAVARET.

Mais si tout à l’heure, en votre présence, il se dégage, il déclare au docteur, à sa nièce, qu’il renonce à l’hymen conclu, qu’aurez-vous à dire encore ?

LASAUSSAYE.

Oui, sans doute ; et je me précipite à vos pieds pour vous témoigner ma reconnaissance.

 

 

Scène VII

 

PAVARET, LASAUSSAYE, MADAME SAINT-HILAIRE, ANDRÉ, MONTRICHARD, CONSTANCE, DERVILLE, dans le fond

 

MONTRICHARD, surprenant Lasaussaye aux genoux de madame Saint-Hilaire.

Que vois-je ? monsieur de Lasaussaye aux genoux d’une autre femme !

CONSTANCE.

Eh bien ! mon oncle, voulez-vous encore me faire épouser un homme comme celui-là ?

MONTRICHARD.

Que veut dire ceci ! Corbleu ? monsieur de Lasaussaye, vous moquez-vous de moi ? Croyez-vous que la nièce du docteur Montrichard soit un parti à dédaigner ? Grâce au ciel, elle ne manque pas de soupirants, et vous n’êtes pas si difficile à remplacer.

LASAUSSAYE.

Et là, là, docteur, point de courroux. Tenez, il ne faut pas se tromper dans la vie ; j’ai cru m’apercevoir que votre nièce ne se souciait pas autrement de mon alliance ; et ma foi, tout bien considéré, je crois que nous ferons bien d’en rester au point où nous en sommes.

MONTRICHARD.

Oui ! vous le prenez sur ce ton-là. Je me décide. Approchez, capitaine ; prenez la main de ma nièce, elle est à vous.

LASAUSSAYE.

Comment ! quoi ! vous donnez votre nièce à ce capitaine qui nous a joué un tour si sanglant !... qui a osé se faire passer... Ah ! pour le coup !

MONTRICHARD.

Oui, monsieur ; ce capitaine est un galant homme à qui l’amour seul avait inspiré cette ruse de tantôt, d’une fortune honnête, et qui ne craint pas d’héritier direct.

LASAUSSAYE.

Eh bien ! épousez, capitaine ; nous pourrons faire deux noces à-la-fois. Sans rancune, docteur ; et permettez que je vous présente ma future, Thérésina Velascos, ma cousine d’Amérique, qui semble arriver tout exprès à Joigny pour que je l’épouse.

MONTRICHARD.

Qu’est-ce que vous dites ?

 

 

Scène VIII

 

PAVARET, LASAUSSAYE, MONTRICHARD, MADAME SAINT-HILAIRE, CONSTANCE, ANDRÉ, DERVILLE, SAINT-HILAIRE

 

SAINT-HILAIRE.

Parbleu ! j’avais une bonne conscience de marcher à pied, tout étonné que la voiture ne m’atteignît pas ; et vous êtes bien aimables, vous autres, de me laisser m’essouffler de la sorte.

À madame Saint-Hilaire.

Mais c’est surtout à toi que j’en veux, ma bonne amie.

LASAUSSAYE.

Comment ! sa bonne amie ! quel est donc cet homme- là ?

PAVARET.

Eh ! mais vraiment, c’est votre cousin, si madame est votre cousine ; car il n’est ni plus ni moins que son mari.

LASAUSSAYE.

Son mari !

MADAME SAINT-HILAIRE.

Et je suis sa femme pour vous servir, Caroline de Saint-Hilaire, artiste dramatique, engagée pour jouer les premières soubrettes et les Dugazon à Genève.

 

 

Scène IX

 

PAVARET, LASAUSSAYE, MONTRICHARD, MADAME SAINT-HILAIRE, CONSTANCE, ANDRÉ, DERVILLE, SAINT-HILAIRE, ROUGEAU

 

ROUGEAU.

Eh bien ! les trois quarts d’heure sont expirés ; partons-nous ?

PAVARET.

Quand il vous plaira, conducteur.

LASAUSSAYE.

Un conducteur ! une artiste dramatique ! Que veut dire ceci, s’il vous plaît ?

MONTRICHARD.

Je le devine, moi ; que madame n’est pas plus héritière à-présent...

DERVILLE.

Que je n’étais héritier ce matin.

LASAUSSAYE.

Ah !

MADAME SAINT-HILAIRE.

Que vous voyez dans le capitaine, l’avocat, mon mari et moi, les voyageurs avec lesquels vous avez fait route hier de Villeneuve-sur-Yonne à Joigny.

LASAUSSAYE.

Quoi ?

CONSTANCE.

Que cela doit vous apprendre à ne pas révéler vos aventures dans les diligences.

SAINT-HILAIRE.

Surtout quand il fait nuit.

LASAUSSAYE.

Ainsi...

CONSTANCE.

Que vous perdez la main d’une femme qui vous épousait sans vous aimer.

PAVARET.

Mais que vous gardez cette succession que vous aimez tant.

MONTRICHARD.

Jusqu’à ce que la véritable héritière se présente.

LASAUSSAYE.

Oh !

TOUS ENSEMBLE.

Et que nous sommes tous vos très humbles serviteurs.

LASAUSSAYE.

Messieurs et mesdames, c’est moi qui suis le vôtre, de tout mon cœur.

Il sort.

 

 

Scène X

 

PAVARET, MONTRICHARD, MADAME SAINT-HILAIRE, CONSTANCE, ANDRÉ, DERVILLE, SAINT-HILAIRE, ROUGEAU, MAGDELON

 

MAGDELON.

Monsieur Rougeau, voilà les postillons qui s’impatientent et qui attèlent les chevaux.

PAVARET.

À merveille, ma fille ! qu’ils se dépêchent ; mais en attendant que la voiture soit prête, des petits couplets, madame Saint-Hilaire, pour faire nos adieux au docteur, au capitaine et à sa future.

Vaudeville.

PAVARET.

Fort de poumons, de paroles,
Un orateur boursouflé,
Tout frais sorti des écoles,
D’orgueil, de sottise enflé,
Croit, dans Rome et dans Athènes,
N’avoir point eu de rival ;
Ah ! bon Dieu ! de Démosthène
Quel triste collatéral !

MADAME SAINT-HILAIRE.

Damis auprès d’Isabelle
Passe des moments bien doux,
Il est charmant, et la belle
Le présente à son époux :
Pour écarter de son âme
Jusqu’au soupçon d’un rival,
C’est, lui dit-on, de madame
Le petit collatéral.

DERVILLE, au public.

Les fils aînés de Thalie
Sont par vous chéris, soignés ;
Mais faut-il que l’on oublie
Ses parents plus éloignés ?
Leur bien, c’est votre suffrage :
Or, pour que tout soit égal,
Rappelez à l’héritage
Le petit collatéral.


[1] Il y a eu longtemps rue Saint-Antoine un théâtre de société où plusieurs comédiens ont fait leurs premiers essais.

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